4 avril 2015
Affirmons-le d’emblée: Manoel de Oliveira est la personnalité la plus importante du cinéma portugais et l’un des plus grands metteurs en scène de notre époque. Sa filmographie, qui s’échelonne sur plus de six décennies d’activité, comporte une trentaine de réalisations (courts et longs métrages confondus). Si Oliveira n’a pu réaliser une oeuvre plus abondante, c’est principalement en raison de la situation socio-politique qui a longtemps prévalu dans son pays. La dictature d’Antonio de Oliveira Salazar, qui a sévi au Portugal pendant plus de sept lustres, a jugulé l’activité artistique nationale, d’où la médiocrité relative du cinéma portugais. En dépit de son évolution formelle, l’oeuvre de Oliveira, comme celle des plus grands, tient en un seul bloc. Elle se distingue par son originalité stylistique et la profondeur de son propos. Elle comprend plusieurs films solides comme Le Mystère du printemps, Le Passé et le Présent, Mon cas et La Divine Comédie ainsi que des chefs-d’oeuvre tels que Amour de perdition, Francisca, Le Soulier de satin et Le Val Abraham. En raison d’un problème de distribution, les films de Oliveira demeurent largement méconnus des cinéphiles nord-américains. Par conséquent, il reste à souhaiter que dans un avenir rapproché, la Cinémathèque québécoise présentera une rétrospective consacrée à l’oeuvre intégrale de cet artiste, dont le style oscille entre un classicisme intransigeant et un romantisme modéré. Sa vision du monde très personnelle lui a valu d’être comparé à Ingmar Bergman, Carl Theodor Dreyer et Yasujiro Ozu. C’est dire toute l’importance du cinéma de Manoel de Oliveira!
Manoel Candido Pinto de Oliveira (dit Manoel de Oliveira) est né le 12 décembre 1908, dans la ville de Porto, au Portugal. Son père était un riche industriel qui lui a assuré une enfance aisée. Après avoir fréquenté durant plusieurs années le collège de La Guardia, il abandonne ses études. À dixhuit ans, profitant de ses nombreux loisirs, il devient un cinéphile passionné qui découvre progressivement les oeuvres de Méliès, Griffith, Lang, Murnau et Dreyer. Comme il le révélera plus tard, dans une entrevue accordée à son collègue Paulo Rocha, cette période aura une influence déterminante sur son avenir. À défaut de pouvoir trouver dans le cinéma portugais des rêves satisfaisants, Manoel de Oliveira les emprunte au cinéma étranger.
En 1928, le cinéaste Rino Lupo, un des pionniers du cinéma italien, se rend à Porto pour y tourner la dernière partie de Fatima miraculeuse. Il profite de l’occasion pour fonder une école d’acteurs de cinéma: Oliveira y suit des cours et participe en tant que figurant au film de Lupo. Peu de temps après, aidé financièrement par son père, Manoel de Oliveira se procure une caméra 35 mm avec laquelle il réalise un premier court métrage: il s’agit de Douro, Faina Fluvial (1931). Déjà, Oliveira y manifeste son goût pour une esthétique très élaborée. Par l’utilisation du montage parallèle, l’auteur met en relation des phénomènes naturels et sociaux. Sa démarche se rapproche donc de celle du cinéma d’avant-garde de cette époque. On pense à une oeuvre comme Berlin, symphonie d’une grande ville de Walter Ruttman mais également à L’Homme à la caméra de Dziga Vertov et à À propos de Nice de Jean Vigo. Paradoxalement, Manoel de Oliveira, qui deviendra un grand cinéaste de la parole, n’explore pas encore les possibilités du verbe. À ses yeux, l’avènement du son et de la parole constitue une menace pour l’essor du cinéma. Au cours des années suivantes, Oliveira éprouvera de la difficulté à tourner des films qui lui conviennent. Des oeuvres comme Miramar, Praia das Rosas, La se Fabricam Automoveis en Portugal, Famalicao demeurent assez anodines.
En 1941, Oliveira entreprend le tournage de son premier long métrage, Aniki-Bobo, une adaptation assez libre d’une nouvelle de l’écrivain Rodrigues de Freitas. À certains égards, le film rejoint l’esthétique du néoréalisme italien: on y montre la vie de jeunes gens qui habitent dans les quartiers défavorisés d’une grande ville (Porto). Malheureusement, l’oeuvre se heurte à l’incompréhension du public et de la critique portugaise. Cet échec marquera une interruption de quatorze ans dans la carrière cinématographique de Manoel de Oliveira (qui n’est pas sans rappeler l’éclipse de Luis Buñuel, dans d’autres circonstances). Sa polyvalence le pousse à s’intéresser à différentes
choses dont les affaires, l’agriculture et le sport. Puis, après avoir fait des essais sur la couleur en Allemagne, il revient en force en mettant en scène Le peintre et la ville. Encore une fois, l’approche du réalisateur est novatrice puisqu’il fait alterner une caméra subjective avec le cinéma direct. Le traitement original de cette oeuvre exercera une forte influence sur le cinéma documentaire des années 60 (sur l’oeuvre de Johan Van Der Keuken, en particulier). En conséquent, Oliveira réalise Le Pain qui met en relation le processus de fabrication du pain avec sa dimension symbolique.
En 1961, Manoel de Oliveira entreprend le tournage de Mystère du printemps. Cette oeuvre rompt nettement avec celles de sa période antérieure, puisqu’il s’agit d’un film de fiction qui porte sur le texte. La pièce de théâtre dont elle s’inspire a été écrite au XVIe siècle par Francisco Vaz de Guimaraes. Pour la première fois, le référent de l’auteur n’est donc plus la réalité mais la représentation elle-même. Des paysans mettent en scène la Passion du Christ, après avoir effectué leurs tâches quotidiennes. Toutefois, le véritable sujet du film est l’élaboration d’un spectacle dramatique. Le cinéaste explore le thème de la mise en abyme avec audace: on assiste à un véritable work in progress et non à un spectacle achevé. On peut vraiment considérer ce récit comme une oeuvre de transition puisque les deux grands genres que constituent le documentaire et la fiction s’y mêlent étroitement. Renouant avec sa veine dite vériste, Oliveira réalise ensuite ses deux derniers courts métrages: La chasse et Les peintures de mon frère Julio.
Grâce à une subvention de la fondation Gulbenkian et à l’aide du Centre portugais du cinéma, Manoel de Oliveira parvient ensuite à tourner son troisième long métrage: Le Passé et le Présent. Cette adaptation d’une pièce de Vincente Sanches constitue le premier volet de la tétralogie que le réalisateur qualifiera «des amours frustrées ». Dans ce film, Oliveira y utilise encore des mouvements de caméra et des plans rapprochés pour créer des effets réalistes. Par sa critique acerbe de la bourgeoisie, le film n’est pas sansévoquer L’Ange exterminateur de Luis Buñuel. Il raconte l’histoire de Vanda, une femme qui a marié Firmano en secondes noces, mais qui continue à vénérer son premier mari, Ricardo, décédé plusieurs années auparavant. Or, un jour, Ricardo réapparaît… Cette intrigue, qui se situe aux confins du réalisme et de l’onirisme, fascine. Atteignant son objectif, Oliveira a su insuffler à son oeuvre une spiritualité typiquement portugaise.
Le cinéaste s’attaque ensuite à une pièce de son contemporain José Régio: il réalise Bénilde ou la vierge-mère. Même si Oliveira n’est pas insatisfait du résultat de cette adaptation, force est d’admettre qu’elle constitue une déception relative dans sa prestigieuse carrière. Il s’agit de l’histoire d’une jeune fille, élevée dans un milieu très religieux, qui tombe enceinte. Parce qu’elle attribue son état à une intervention divine, on la croit folle. Ce sujet biblique et théologique ne manquait pas d’intérêt mais le passage du théâtre au cinéma se révèle ici inadéquat. En 1978, Oliveira met en scène Amour de perdition (une adaptation ambitieuse du fameux Amour de perdition, roman de Camilo Castelo Branco). L’histoire se déroule au début du XIXe et raconte l’amour impossible entre deux jeunes gens appartenant à des familles ennemies. L’intrigue ressemble beaucoup à celle de Roméo et Juliette de William Shakespeare. Cependant, un peu à la manière d’un Antonioni, le réalisateur refuse de plonger son oeuvre dans une atmosphère romanesque. Il préfère expliquer les mentalités de l’époque et ce choix (didactique) le sert fort bien: le récit maintient un très fragile équilibre entre le mélodrame et l’étude de moeurs. Par la suite, le cinéaste se lance dans l’adaptation d’un autre roman portugais, Fanny Owen d’Agustina Bessa-Luis.
Le film s’intitule Francisca. Il traite de l’amour passionné qu’éprouvent deux amis pour Francisca, dite Fanny, une jeune femme mystérieuse et séduisante. Le réalisateur renonce ici à toute forme de réalisme pour traduire les multiples péripéties de cette histoire. Comme le souligne pertinemment le critique Michel Chion, «il (le film) a été réalisé selon des principes très personnels, mis au point par ce très grand réalisateur portugais: notamment de longs plans statiques, où les acteurs, même dans les scènes de dialogues (fort beaux et riches en aphorismes), parlent sans se regarder et en se tournant vers la caméra. Si surprenant que ce soit, ce parti pris fonctionne admirablement (…)» (1). En somme, le cinéma constitue, aux yeux d’Oliveira, un art synthétique. C’est ce qui lui permet de respecter l’esprit, voire la lettre des oeuvres originales, sans pour autant les reproduire.
Par ailleurs, Nice, à propos de Vigo pose un regard rétrospectif sur la période documentaire de Oliveira. De plus, le film revisite une oeuvre filmique: À propos de Nice de Jean Vigo. La parenté culturelle entre le Portugais Oliveira et ce Français d’origine catalane y apparaît manifeste. Par la suite, Oliveira réalise Le Soulier de satin, une adaptation très fidèle de la pièce éponyme de Paul Claudel. L’intrigue relate les amours contrariées de Dona Prouhèze et de Don Rodrigue. Leur liaison se traduira par la naissance d’une fille: Marie des Sept-Épées. D’emblée, le film frappe en raison de sa longueur: près de sept heures! Riche d’une stylisation assez particulière, l’oeuvre séduit l’oeil du spectateur par ses décors en carton-pâte et par ses jeux sur la perspective. Ceux-ci évoquent les peintures surréalistes de Salvador Dali et de René Magritte. L’auteur y aborde la thématique de la passion amoureuse, celle qui mène irrémédiablement l’homme à la mort.
Oliveira reconnaîtra avoir voulu poursuivre un double but: celui de recréer un mystère théâtral tout en rendant hommage au cinéma des origines jusqu’à nos jours et cela s’avère fort probant. En ce qui a trait à la notion de la durée de ses oeuvres, Oliveira l’explique par la nécessité de vivre une expérience artistique pénétrante: «En abordant la couleur, j’ai éprouvé le besoin de rendre la splendeur des couleurs qui nous étonnaient un peu (c’était le début des films en couleur, au Portugal). Pour restituer la couleur dans toute sa force, il fallait allonger le plan. Ce qui revenait quasiment à éliminer le montage. Faire durer chaque plan de manière à atteindre, pour chacun, une vision presque cosmique, la splendeur de la lumière. Il fallait des images spéciales, très riches. La base, ce qui m’a conduit, c’est cela: le désir de trouver des images capables de nous toucher profondément, de provoquer en nous une sorte d’extase comme devant une représentation du monde cosmique». (2)
En 1986, Oliveira réalise Mon cas, une oeuvre d’une dimension expérimentale fort intéressante. S’inspirant très librement d’une pièce de José Régio, de Samuel Beckett et du Livre de Job, le cinéaste met deux textes en parallèle: celui d’auteurs contemporains et celui d’un grand livre religieux (La Bible). Comme dans son film précédent, le réalisateur souligne constamment la dimension théâtrale du récit, met le théâtre en abyme dans le cinéma. De quoi parle-t-on? De ses problèmes, ad nauseam. Mais qu’en est-il des petites tracasseries de nos personnages par rapport au calvaire vécu par Job, selon la légende? Il s’agit d’un conte moral dont la liberté stylistique élargit le propos et éblouit le spectateur. En 1988, Oliveira poursuit ses expérimentations formelles en réalisant une oeuvre insolite Les Cannibales, d’après un conte portugais du XIXe siècle. Marguerite est amoureuse du vicomte d’Avelada, un homme qui dissimule sa véritable identité sous une apparence irréprochable. Le soir de leurs noces, il dévoilera son terrible secret: il est à la fois homme et machine. Ce récit témoigne du renouvellement stylistique de l’oeuvre d’un auteur qui parvient à transformer un conte en un «opéra-bouffe macabre». Un esprit iconoclaste et la musique du compositeur Joao Paes y jouent un rôle prépondérant. Pourtant, ce film n’a pas la profondeur des grandes oeuvres du réalisateur.
Par la suite, Oliveira signe un drame des plus ambitieux: Non ou La vaine gloire de commander. Ce récit, dont le titre marque le refus d’un certain esprit colonial, relate l’épopée du peuple portugais, à travers l’Histoire, avec pour point de départ une bataille que les troupes portugaises livrent en Angola, à la veille de la Révolution des oeillets (celle qui instaurera la démocratie au Portugal, en 1974). Un commandant prend la parole et évoque les exploits des militaires portugais: un passé oublié resurgit et témoigne, par l’absurde, de la vanité de la guerre. Les scènes de combats sont particulièrement réussies malgré les moyens limités. Remarquable aussi, l’ampleur d’une fresque qui évite toute forme d’académisme. Mais le tour de force du cinéaste consiste à confondre l’histoire du Septième Art avec l’histoire de son pays: il atteint ainsi l’essence de l’art et de la vérité.
Par la suite, il réalise La Divine Comédie, une adaptation très libre de l’oeuvre de Dante Alighieri. Dorénavant, Oliveira prend plus de distance par rapport aux oeuvres originales qu’il transpose au grand écran (en l’occurrence, la barrière linguistique s’avère déterminante). L’action du film se déroule non pas dans l’au-delà mais dans un asile d’aliénés où des fous interprètent des rôles fictifs ou historiques. Représentant surtout l’enfer, l’oeuvre n’est pas sans évoquer le solide Marat-Sade de Peter Brook. Mais là où Brook se contentait de filmer la pièce originale, Oliveira interroge les mécanismes relatifs à la création théâtrale (un peu comme Straub et Huillet dans Othon,). Certains critiques ont souligné, à juste titre, l’importance de la musique dans cette oeuvre. Par un heureux mariage des pièces de Beethoven, Mozart et Schubert, celles-ci soulignent les nombreuses ruptures de ton du récit. Mentionnons au passage que la musicienne portuguaise Maria Joao Pires interprète le personnage de Maria, une déséquilibrée se prenant pour Marie-Madeleine. Le film s’impose comme un palimpseste qui cite avec à-propos Les Évangiles, Crime et châtiment, Les Frères Karamazov, Pauvre Bitos de Jean Anouilh, etc., en somme, une kyrielle d’oeuvres qui se penchent sur la nature humaine et sur les grandes contradictions caractérisant la morale judéo-chrétienne. De là surgit une certaine remise en question de la civilisation occidentale. Un an plus tard, le réalisateur met en scène Le Jour du désespoir, une création plus modeste, qui frappe en raison de son ascétisme. Soulignons que ce film de soixante-quinze minutes se situe entre les films-fleuves d’Oliveira et ses courts métrages. Encore une fois, le cinéaste traite du thème de la mort. Mais celui-ci se confond avec la question de la métamorphose: Camilo Castelo Branco (l’auteur d’Amour de perdition) est un écrivain qui constate subitement qu’il n’est plus le même homme qu’auparavant. Cela se manifeste par une attirance irrépressible qu’il éprouve pour le néant.
Oliveira s’est rigoureusement appuyé sur les biographies consacrées à l’écrivain pour réaliser ce film. Val Abraham doit être considéré comme l’une des oeuvres maîtresses du cinéaste portugais. Cette adaptation d’une adaptation du roman de Gustave Flaubert, Madame Bovary, constitue un autre film-fleuve, d’une durée de plus de trois heures. De toutes les transpositions de l’oeuvre originale (y compris celles de Vincente Minnelli, de Jean Renoir et de Claude Chabrol), la version de Oliveira demeure incontestablement la plus réussie. Pourtant, le cinéma exigeant et altier de Oliveira ne fait jamais l’unanimité. À preuve, n’est-il pas révélateur qu’un chroniqueur d’un quotidien québécois se soit demandé, après avoir vu le film, si le réalisateur n’était pas devenu gâteux?. Quoiqu’il en soit, cette oeuvre repose en grande partie sur la beauté lumineuse de Leonor Silvera, l’actrice fétiche du cinéaste: celle-ci incarne le rôle d’Emma, une femme qui cherche à embellir sa vie, à la poétiser, mais qui se heurte inéluctablement à la bassesse ou à l’inhumanité des hommes qu’elle rencontre. Ce que Oliveira qualifiait lui-même d’«hymne à la femme» peut donc être interprété comme une allégorie dénuée de toute complaisance, où le réalisateur étudie la difficile cohabitation de l’art et du réel, du beau et du laid. On remarque que Oliveira a choisi de donner à son oeuvre le titre du roman portugais d’Agustina Bessa-Luis en raison du caractère quasi surnaturel du récit. À cet égard, il convient de rappeler les propos du cinéaste: «Je crois que le fantastique nous accompagne. Il est à côté de nous, toujours. Le fantastique est à côté de la réalité. Comment dire pour expliquer cela? Il est l’ombre du réel.» (3)
Dans La Cassette, Oliveira renoue avec les composantes du mélodrame traditionnel (dans la lignée de Ménilmontant de Dimitri Kirsanov). Pourtant, une certaine prise de distance et un style particulièrement maîtrisé lui permettent de transcender son sujet. De plus, on apprécie l’approche quasi-documentaire du cinéaste qui, au-delà de l’intrigue, parvient à décrire la réalité rurale portugaise. Le film paraît relativement mineur par rapport au Val Abraham, mais il demeure d’une grande force dramatique. On souligne notamment ce jeu sur le champ et le hors-champ du récit qui nous montre que d’un côté, il y a la fiction et de l’autre, le réel. En 1995, pour célébrer convenablement le centenaire du Septième Art, Oliveira réalise Le Couvent, qui se veut une variation métaphysique sur le thème du Faust de Goethe. Malheureusement, un regrettable problème de distribution (Catherine Deneuve et John Malkovich semblent égarés dans cet univers), de graves lacunes dans le scénario et un dialogue ostentatoire font verser cette oeuvre dans la caricature. Le film reçoit un accueil très défavorable, lors de sa présentation au Festival de Cannes. En outre, cette oeuvre ne soutient pas la comparaison avec son illustre modèle, le Faust (1926) de Friedrich Wilhelm Murnau. Malgré un accueil assez favorable au Festival de Venise, Party ne vaut guère mieux. Cette fois-ci, la qualité de l’interprétation n’est pas en cause: Michel Piccoli, Irène Papas et Leonor Silvera adoptent un jeu des plus adéquats. Mais, de façon surprenante, la mise en scène de Oliveira demeure très académique. On y remarque une utilisation inadéquate des plans fixes, une banalisation du procédé du champ/contrechamp, ainsi qu’une photographie conventionnelle de Renato Berta. En fait, la lourdeur de la mise en scène enlève tout élan au récit. Dans ses deux derniers films, le cinéaste ne réussit plus à trouver la subtile alchimie qui faisait le charme de la quasi-totalité de ses réalisations antérieures. Par conséquent, une question s’impose: Manoel de Oliveira aurait-il tout dit?
L’atteinte d’une esthétique de la sérénité Fort heureusement, Oliveira (qui en a vu bien d’autres!) ne se laisse pas abattre par l’insuccès de ces deux films. Il revient en force en réalisant une oeuvre majeure qui pourrait constituer une sorte de testament autobiographique. Il s’agit de Voyage au début du monde. Ce film met en vedette Marcello Mastroianni qui, dans son dernier rôle, campe le personnage de Manoel, alter ego du cinéaste. Cet homme traverse le Portugal dans le but de tourner un film. Il est accompagné par deux acteurs portugais et un acteur français d’origine portugaise. Sans s’en douter, ces personnages bien définis vont vivre un fascinant voyage initiatique. En mettant en exergue du film un aphorisme de Nietzsche, Oliveira exprime clairement sa volonté: organiser le chaos qui est en lui. Le désarroi du protagoniste provient du fait qu’il se sent proche de la mort, d’où la nécessité de ne pas se laisser aller à de vaines protestations. Sur le plan stylistique, Oliveira ne cherche plus à révolutionner son esthétique. Il s’en remet à une forme classique, sereine, convenant parfaitement au point de vue d’un personnage qui vit les derniers mois de sa vie. On apprécie l’art du cadrage et la maîtrise des éclairages dont fait preuve le cinéaste. Ceux-ci évoquent subtilement les clairs-obscurs des grands maîtres flamands (Rembrandt, Van Dyck et Vermeer). Sur le plan thématique, le film évoque l’idée de la mort avec beaucoup de force, mais sans jamais sombrer dans le misérabilisme. Le décès est un inévitable départ et il importe que d’autres puissent prendre le relais, par la suite. C’est ce qui se produit, à la fin du film, lorsque l’acteur français et le cinéaste découvriront leur parenté insoupçonnée.
Selon le témoignage d’un des acteurs du film, Jean-Yves Gauthier, le réalisateur est présentement en train de tourner un autre long métrage. Décidément, rien ne semble ralentir l’activité de cet artiste presque nonagénaire! Manoel de Oliveira n’abandonne pas: il semble toujours en quête de vérité artistique et, donc, de vie. Ses réalisations (de la moins importante à la plus réussie) apparaissent comme des oeuvres exigeantes qui traduisent avec éloquence la nécessité de créer. Résolument à contre-courant des modes et des compromis commerciaux, il les élabore en esthète, voire en véritable perfectionniste. De plus, et ce n’est pas le moindre de ses mérites, la détermination de Oliveira semble avoir inspiré une poignée de cinéastes portugais qui ont réalisé, à leur tour, des oeuvres de qualité. Parmi eux, mentionnons Paulo Rocha (L’île des amours), Pedro Costa (Casa de lava) et Joao César Monteiro (A Comédia de Deus). Ces metteurs en scène conçoivent le cinéma comme un art et perçoivent clairement leur rôle (essentiel) au sein de la réalité culturelle portugaise. Ainsi, au-delà des lois du Marché Commun et de l’invasion du cinéma américain en Europe, plusieurs cinéastes portugais font acte de résistance. Selon eux, Manoel de Oliveira, comme Pedro Macao dans Le Voyage au début du monde, représente le symbole de leur opposition. Symbole toujours bien vivant, qui n’a pas fini de faire parler de lui!
1
Bernard Rapp et Jean-Claude Lamy. Dictionnaire des films (Paris : Larousse, 1990), p. 306.
2
Yann Lardeau, Philippe Tancelin, Jacques Parsi. Manoel de Oliveira (Paris : Éditions Dis Voir, 1988), p. 93.
3
Ibid.
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