23 janvier 2016
En dépit de la production sans cesse croissante et toujours plus diversifiée de longs métrages au Québec, encore assez peu de cinéastes s’aventurent aujourd’hui dans le domaine de l’expérimental. C’est ce qu’a fait sans détour, mais non sans frémir [1], André Turpin dans son plus récent opus. L’histoire qu’il met en scène tient à peu de choses, mais appellera sans nul doute une pléthore d’interprétations. À 13 ans, 25 ans, puis 60 ans, Simone De Koninck (ainsi nommée en écho à la célèbre famille d’universitaires de Québec ?) mène une vie marquée à des degrés divers par un événement traumatique, l’assassinat de sa mère. À défaut de rejouer en boucle cette scène telle qu’elle a d’abord été expérimentée par la cadette, l’œuvre démultiplie les points de vue sur elle, la décharge émotive associée au meurtre se trouvant redécouverte – sinon compensée – à travers de multiples expériences : la quête de contact charnel, l’exhibitionnisme, l’orgasme…
Consciemment ou pas, Turpin contracte ici une forte dette envers ses prédécesseurs. À Pierrot le fou de Godard, il emprunte ses jump cuts et ses arrêts sur image. De Léolo de Jean-Claude Lauzon, il reprend le thème de la rencontre avec la chair animale. Chez David Lynch, Andrei Tarkovsky et Quentin Dupieux, il puise le désir d’entretenir délibérément le mystère et de voiler son propos, ce qui ne manque pas de le dissoudre par moments. Et enfin, de Mommy de son collègue et ami Xavier Dolan, il récupère cette manière bien singulière d’envelopper musicalement les échanges parent/enfant d’une atmosphère vaporeuse.
Tout aussi vaporeux semble d’ailleurs être le lieu artistique où a logé André Turpin depuis Zigrail, Cosmos et Un crabe dans la tête. Après s’être mérité un concert de louanges pour ces films, il a collaboré comme directeur de la photographie avec des cinéastes tels que Philippe Falardeau, Denis Villeneuve et Xavier Dolan, et l’on ignorait pour cela où en était rendu André-Turpin-le-réalisateur. Or, si l’on peut saluer sa dernière tentative, on doit aussi émettre plusieurs réserves sur le résultat final, dont les affinités avec le perspectivisme nietzschéen ne procurent pas toujours au film la saveur voulue. C’est que miser sur l’intensité et les décharges sensorielles plutôt que sur la narration n’est plus un acte rare. Comme le signale Tristan Garcia avec raison, la (post)modernité artistique a pour particularité de créer non pas en fonction de critères préétablis, mais de critères inédits qu’elle fait advenir elle-même. Aussi accorde-t-elle dans son travail une immense place à l’intensité. « À la fin, le Beau n’est plus une substance, une Idée, c’est la forme intensifiée de tout ce qui est soi. Est désormais tenu pour beau ce qui parvient à être soi plus qu’autre chose : esthétiquement, la modernité a adoubé cette forme, la propageant à travers les rhétoriques de la mode, du look, l’intégration des freaks, du beatnik au punk, la valorisation de tout ce qui s’assume, se met en avant, s’intensifie comme beauté nouvelle. Ainsi, les films d’horreur, les œuvres gore, loin d’être le signe d’une décadence morale sont plutôt une des pointes du mouvement par lequel s’est effectuée l’incorporation à une beauté formelle de tout ce qui échappait à la beauté substantielle : la déformation, la monstruosité, l’affreux, jusqu’à l’innommable. […] [I]l ne s’agit plus […] de correspondre à un canon du soi, mais d’être soi intensément. » [2]
Des phrases entendues au quotidien telles que « Ouf ! C’était intense, j’ai adoré » suffisent pour traduire l’affection contemporaine éprouvée pour l’intensité. Qu’on pense à l’intérêt manifesté envers le « minoritaire » plutôt que le « majoritaire », la folie plutôt que la rationalité, le rêve plutôt que le réel, ou qu’on songe à la passion actuelle de l’extrême, l’underground et le nanar, par opposition au politiquement correct, à l’art grand public et aux œuvres classiques, nombreux sont les exemples d’artistes et d’intellectuels qui cultivent l’intensité. Pourquoi cette fascination ? Les réponses possibles sont multiples, et l’œuvre d’André Turpin en fournit une de manière particulièrement didactique. Dès les premières minutes, Simone, physicienne sexagénaire, fait remarquer que le monde extérieur n’existe peut-être pas. Elle en veut pour preuve le fait qu’il est impossible de percevoir le réel en s’abstrayant de son propre schème perceptuel, de sorte qu’on ne peut pas faire la part entre ce qui appartient objectivement au monde et ce que l’on impose à ce monde subjectivement. En effet, de quel droit peut-on prétendre parler avec certitude du monde lui-même, dès lors que la mouche perçoit une œuvre filmique comme un diaporama, c’est-à-dire une série d’instantanés, tandis que l’être humain y voit un véritable mouvement continu ? C’est sur ce type de question que Berkeley, Descartes, Hume et Kant s’étaient déjà penchés eux-mêmes, faisant de l’époque moderne celle de la découverte du sujet, de la finitude, des limites de l’être humain, qui constitue singulièrement le réel au point qu’il devient tentant de récuser jusqu’au concept même de réalité.
Qu’André Turpin ait lu ou pas les philosophes modernes et, plus particulièrement, les poststructuralistes qui en prolongent quelques leitmotivs (malgré leurs intentions avouées), il en incarne à merveille l’esprit. Dans Endorphine, il n’est pas question de représenter avec fidélité le réel ou de raconter une histoire. Il s’agit plutôt de dire intensément quelque chose, voire de dire intensément tout court. Non pas que le long métrage s’en tienne à un simple exercice de style parmi d’autres sur l’intensité. Par moments du moins, il laisse entrevoir une percée hors de la spirale perspectiviste et affective vers laquelle certaines séquences nous entrainent. Ainsi, par le jeu volontairement étouffé que Sophie Nélisse adopte lorsque son père (Stéphane Crête) lui rappelle qu’elle vient de perdre sa mère, son personnage freine en douceur la déferlante lacrymale et intensifiante vers laquelle il aurait été facile de la conduire. Mais, malgré cette retenue occasionnelle dans le jeu, l’œuvre d’André Turpin a tôt fait de verser lourdement dans une (post)modernité qui s’éternise.
Il faut dire que les racines de ce mouvement sont profondes, d’autant plus qu’elles ont reçu des justifications par plusieurs intellectuels de renom. Chez Deleuze et Guattari par exemple, la culture de l’intensité repose sur une conception du réel en soi qui fait une large part au devenir, à la multiplicité et à l’immanence (« pluralisme = monisme »). De cette conception découle une éthique et une esthétique qui exaltent le minoritaire, c’est-à-dire le dévalué, le déprécié, le bâtard capables d’accroître le mouvement vital. Or, comme à peu près toutes les thèses et idées, il existe des raisons notables de mettre en cause certains aspects de cette exaltation du minoritaire. D’abord, que se passerait-il dans l’éventualité où tout le monde, ou en tout cas une majorité d’individus, adhéreraient à l’idée selon laquelle il faut minorer la majorité ? Sans aller jusqu’à prétendre que la culture minoritaire fait l’objet d’un complet et constant culte ces dernières décennies, on se tromperait en croyant que le minoritaire n’attire aucunement l’attention. Qu’adviendrait-il donc si un jour, par un quasi-miracle, le processus de minoration devenait un mot d’ordre au point que tous et chacun mineraient la majorité et chercheraient à entraîner le monde dans une zone d’indiscernabilité complète, comme y incite la pensée de Deleuze et Guattari ? Leur éthique et leur esthétique deviendraient-elles alors majoritaires, appelant du même coup à leur propre destruction ?
Exerçant leur droit de réplique, les philosophes pourraient signaler que leur pensée est fondée sur une conception qui exprime à leur avis le réel lui-même, de sorte qu’elle vaudra toujours et nécessairement, même si leur projet emporte un jour l’adhésion du grand nombre. De plus, ils pourraient ajouter que parce que le monde est en soi marqué par un devenir, force est d’admettre qu’il créera toujours de nouvelles conditions d’existence (ou des situations inédites) et que leurs projets éthique et esthétique qui visent à la déterritorialisation ne seront jamais réalisés en tout point (ou majoritairement, universellement). En ce sens, accroître le devenir n’apparaît pas un geste réalisable une fois pour toutes ; il impliquera sans cesse des ajustements, des adaptations, même dans un contexte hypothétique « idéal » où tout le monde épouserait la pensée deleuzo-guattarienne. En offrant une variation de plus sur des thèmes connus (l’inconscient, le rêve, le perspectivisme, l’intérêt pour le corps et la sensorialité), André Turpin aurait-il cette idée en tête ? Croirait-il que la (post)modernité est devenue l’horizon indépassable de la pensée, ainsi que l’un des fils conducteurs légitimes de la création et de l’action ? Répondre à cette question de façon tranchée reviendrait sans doute à commettre un procès d’intention. Mais on ne commet pas un semblable procès en soulignant ici qu’Endorphine colle bel et bien à la perspective (post)moderne au moins aussi intimement que deux amants s’étreignent dans le récent Love de Gaspar Noé, c’est-à-dire avec une avidité qui devient lassante au final. Car la (post)modernité philosophique et artistique se répète et s’essouffle, trop souvent convaincue qu’elle innove, ou qu’elle est la seule à innover ; et rien ne vieillit plus mal que ce qu’on prend pour moderne.
Autre manière de nuancer la valeur de ce moment historique et ses avatars : on peut se demander jusqu’à quel point l’exaltation de l’intensité et du devenir (comme on la rencontre dans Endorphine) s’impose vraiment, objectivement. Dans Après la finitude. Essai sur la nécessité de la contingence, le réaliste spéculatif Quentin Meillassoux a expliqué qu’aucun principe ne peut être observé empiriquement ou déduit rationnellement, sinon la contingence elle-même. L’exigence de contribuer au devenir s’en trouve du même coup congédiée au même titre que tout autre principe métaphysique soi-disant nécessaire. Ce sont les pensées de Nietzsche, Bergson, Simondon et Deleuze, de même que les nombreuses œuvres d’art qu’on peut y rattacher comme celle d’André Turpin, qui se trouvent ici mises à mal, parce qu’elles prennent appui sur l’idée d’un renouvellement incessant [3]. Sans doute faut-il reconnaître que l’être humain évolue dans le temps et que c’est à travers l’expérience temporelle qu’il peut avoir un impact concret sur le réel ; mais l’existence du temps ne suffit pas pour conclure à l’existence d’un devenir absolument nécessaire. Et, une fois amputé de ce dernier, on se trouve dans l’obligation de repenser l’éthique et l’esthétique contemporaines. André Turpin ne s’assigne cependant pas cette tâche de rénover l’esthétique en profondeur : il prolonge à sa façon le geste (post)moderne.
Volontaire ou pas, cette manière de s’inscrire dans un mouvement, précisons-le, n’est pas complètement maladroite [4]. Les arrêts sur image de la scène de ruelle, qui apparaît et disparaît à répétition dans Endorphine, insufflent une part d’euphorie au tout. L’aspect andragogique des propos de la physicienne, bien qu’il agacera fortement les puristes fascinés par l’ambiguïté, a pour effet de soustraire l’œuvre à son formalisme en la contaminant (de façon étonnante, presque subversive) de réflexions et d’idées au sens conventionnel du terme. La démultiplication des âges que traverse Simone, au lieu de nous reconduire vers le simple onirisme ou une thèse instantanéiste, rend évidente notre inscription dans le temps et, par ricochet, la temporalité concrète dans laquelle toute action humaine doit s’exprimer pour transformer le monde. Le film se libère ici du diktat de l’autonomie de l’art pour redécouvrir ce dernier sous le signe de l’impureté [5]. Aussi s’efforce-t-il alors de penser conceptuellement au lieu de fantasmer une nouvelle fois sur un des enfants chéris du 20e siècle : le corps et l’expérience sensorielle qu’il rend possible. Mais Endorphine n’est pas sans retomber à l’occasion dans la (post)modernité elle-même. Et ce mouvement, on le sait maintenant, tend à perdre tant de plumes qu’il s’apparente de plus en plus à un mouroir créatif, ce qui n’empêche pas l’éclosion récente de petits chefs-d’œuvre expérimentaux tels que Miron : un homme revenu d’en dehors du monde.
La question pourrait donc être : comment voir plus loin que la (post)modernité sans aspirer à un simple retour en arrière ? Comment faire advenir la suite des choses, sans faire peser un vif sentiment de culpabilité sur le moment actuel et les moments passés ? En posant la question ainsi, on évite de regretter les pratiques anciennes et d’éveiller le ressentiment chez les représentants des tendances rebattues, actuelles ou passées ; on tente de concevoir un avenir qui ne soit ni simplement intense ni simplement allergique à toute forme d’intensité. Il serait trop aisé en effet de se borner à mettre au rebut la (post)modernité au grand complet, sans en tirer quelque leçon. Réactif, commandé davantage par un esprit de contradiction que par une quête d’objectivité, l’effort qu’on déploierait alors risquerait d’aboutir à une théorie dont on voudra également faire litière dans peu de temps – à l’instar de toutes les modes, tendances ou cultures, fût-ce celle de la contre-culture.
Comment procéder alors ? Ne doit-on pas concevoir l’existence d’une potentielle part de vérité présente en chaque chose ou presque (tendances, pratiques, postures, créations, modes de pensée) à la fois parce qu’il importe de rendre justice à la complexité et aux ondulations du réel, et parce qu’en chaque être ou état peut finir par se révéler une certaine valeur ? Si l’on a tendance à osciller entre toutes les pratiques et tous les états, entre toutes les postures et toutes les possibilités, n’est-ce pas parce que plusieurs d’entre elles, y compris la (post)modernité, comporte un peu de bon, dès lors qu’on l’envisage au moment opportun ? Soyons clair, il ne s’agit ici ni d’aspirer à renouer avec le passé « pour faire original » (comme s’y emploient illusoirement Mathieu Bock-Côté, Richard Martineau et Alain Finkielkraut) ni de continuer à croire qu’on innove avec sagacité en rejouant la carte (post)moderne, comme le font encore bon nombre de contemporains. Il s’agit davantage d’inspecter chaque position et de récupérer ce qu’il y a de potentiellement fructueux en elle, en la conjuguant avec d’autres positions, nouvelles ou pas. Il s’agit de trouver un équilibre éclectique si souple, si ouvert et si fidèle au réel qu’il peut aller jusqu’à renoncer temporairement au principe d’éclectisme lui-même [6]. Là où les poststructuralistes ont voulu abolir les frontières et où certains contemporains égarés ont voulu les réinstaurer, ne convient-il pas plutôt, pour éviter de verser dans une position extrême tape-à-l’œil, d’atténuer ces mêmes frontières sans pour autant supprimer à jamais toute distinction entre les choses, dont la valeur peut être estimée au cas par cas, selon les besoins qui s’imposent en chaque situation : le devenir, la répétition, la conjugaison des deux, l’adoption d’une tierce option… ?
Il y a fort à parier que le cinéma d’aujourd’hui, à l’instar de certaines séquences d’Endorphine, continuera encore pour un temps sur la voie de la (post)modernité ; mais il se peut aussi que le cinéma de demain, prenant la mesure de l’épuisement des tendances actuelles, corrige le tir, sans bêtement faire un pas en arrière et redevenir ce qu’il ne peut plus être. Souhaitons-le ici, pour l’instant du moins.
[1] Voir T’Cha Dunlevy, « TIFF 2015 : André Turpin’s Endorphine Finds Audience at World Premiere », Montreal Gazette, 13 septembre 2015, en ligne : http://montrealgazette.com/entertainment/arts/tiff-2015-andre-turpins-endorphine-finds-audience-at-world-premiere
[2] Tristan Garcia, Forme et objet. Un traité des choses, Paris, PUF, 2011, p. 376-377.
[3] Pour consulter un texte (écrit avant que l’auteur ne prenne connaissance de l’existence même du réalisme spéculatif et de ses arguments propres) qui déploie certaines réflexions critiques, au moins préliminaires, au sujet de la nécessité du devenir imprévisible et de la corrélation entre le sujet connaissant et l’objet connu, voir Pierre-Alexandre Fradet, « Auscultation d’un cœur battant : l’intuition, la durée et la critique du possible chez Bergson », Laval théologique et philosophique, vol. 67, no 3, octobre 2011, p. 531-552.
[4] Pour une étude des autres « bons coups » (et moins bons coups) de l’œuvre d’André Turpin, on se reportera entre autres au dossier qui lui est consacré dans le numéro de janvier 2016 de la revue imprimée Séquences.
[5] Il va de soi que cette contamination temporaire peut être à double sens, c’est-à-dire qu’une autre discipline que le septième art pourrait être parasitée de façon stimulante par le septième art lui-même.
[6] L’éclectisme souple dont il est ici question se distingue de la vision pluraliste associée parfois à la (post)modernité (mélange des genres, télescopage des modes, etc.) de plusieurs façons, notamment parce que, au contraire de diverses perspectives (post)modernes, 1/un certain concept de vérité persiste dans cet éclectisme, 2/ qu’il ne présuppose pas que le monde est nécessairement et de part en part multiple en soi, et 3/qu’il ne réduit pas l’entièreté du réel à une construction pragmatique (même si cet éclectisme reconnaît volontiers que certains aspects du monde peuvent bel et bien être construits).
Genre : DRAME – Origine : Canada (Québec) – Année : 2015 – Durée : 1 h 23 – Réal. : André Turpin – Int. : Sophie Nélisse, Mylène Mackay, Lise Roy, Monia Chokri, Guy Thauvette, Stéphane Crête – Dist. / Contact : Séville.
Horaires : @ Beaubien – Cineplex
CLASSEMENT
Interdit aux moins de 13 ans
MISE AUX POINTS
★★★★★ Exceptionnel. ★★★★ Très Bon. ★★★ Bon. ★★ Moyen. ★ Mauvais. ½ [Entre-deux-cotes] – LES COTES REFLÈTENT UNIQUEMENT L’AVIS DES SIGNATAIRES.
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