11 avril 2017
Le premier long métrage solo de Darren Curtis est marqué du signe de l’originalité : scénario béton, personnages hors du commun, aucun compromis avec la langue de tournage dans un territoire comme le Québec, entière disponibilité d’un jeune cinéaste amoureux de son métier. Darren Curtis nous a accordé une entrevue dans la langue de Shakespeare, assumant sa singularité sans gêne et sans reproche. Sa franchise et sa candeur nous ont touchés.
Pourquoi avoir tourné en anglais ?
En fait, il s’agit pour moi d’une expérience subjective, d’un film qui touche à ma réalité linguistiquement intrinsèque ; le milieu dans lequel j’évolue. En quelque sorte, un monde anglophone à l’intérieur de la réalité montréalaise. Si vous prenez, par exemple, le personnage de Hakeem Nour, joué par l’Érythréen Nabil Rajo, il doit naviguer entre trois langues, la sienne propre, l’anglais et le français qui, en quelque sorte, est incidentel puisque sa famille a décidé de s’installer à Montréal. Mais le caractère subjectif de l’entreprise assume en quelque sorte le refus de cette nouvelle langue, non pas par déni idéologique, mais qui a trait à une certaine notion du pragmatisme. C’est dans cette optique que j’ai tourné le film en anglais.
D’une certaine façon, vous perpétuez la notion des « deux solitudes » qu’on croyait oubliée. Même si dans le cinéma québécois francophone, donc majoritaire, les cinéastes utilisent la même approche.
Effectivement. Cette idée de deux groupes linguistiques persiste encore dans les mémoires, même si d’une certaine façon, les anglophones du Québec sont beaucoup plus conscients de la majorité francophone. Mais les nouveaux immigrants, malgré certains efforts du gouvernement local pour les intégrer à la réalité francophone, se dirigent beaucoup plus vers la langue mondiale de communication. À partir de ces paradoxes de société, où, pour les Québécois de souche, l’appropriation de la langue est une question de survie, tourner en anglais relève d’un défi difficile à surmonter ; c’est en quelque sorte situer la caméra dans ce qu’on peut appeler un no man’s land, un monde extérieur à l’intérieur d’une réalité tout à fait vivante et dynamique. Dans un sens, ça devient quelque chose qui a à voir avec l’expérimentation.
Pour vous, ce lieu de laboratoire expérimental se trouve dans le Mile End.
Exactement, un moyen comme un autre de représenter la ville à travers le images en mouvement. Dans quelques années, une décennie ou un peu plus, Montréal sera multi-ethnique à plus de 50 % de la population. Que puis-je ajouter d’autre ?
Mais aujourd’hui, quand même, face à cette situation, ne vous considérez-vous pas comme un exilé intérieur ?
Oui, bien entendu, un exilé dans sa propre ville. Un chez-soi autre, mais qui permet à Montréal de respirer autrement, contrairement à d’autres villes. Un refuge idéal pour les expatriés. Image positive, mais d’un autre côté, qui peut se voir comme un refus du majoritaire, un concept politique jamais assumé et difficile à comprendre dû à sa complexité.
Dans un sens, Boost, serait-il, par défaut, un film politique ?
Vous pouvez le voir de cette façon, même si ce n’était pas du tout mon intention. À l’intérieur de ma subjectivité, je voulais intégrer une sorte de réalisme social à l’intérieur d’une ville, selon mes idées, mes concepts de vie, des personnages qui m’entourent, mon vécu au quotidien. Sans oublier que les médias sociaux ont bouleversé nos existences, faisant du monde « un tout ». Dans un sens, nous existons dans un monde anglophone, langue principale de la communication entre les êtres. Autrefois, ça aurait pu être le français.
Boost est votre première réalisation en solo. Les influences extérieures sont manifestes. Assumez-vous cette particularité ?
Bien entendu, les frères Coen y sont pour quelque chose dans mon film. Un certain cynisme parsemé de bonhomie et d’innocence perverse. Cela se transmet à travers le psyché des personnages, mais aussi dans l’esthétique du film que j’ai voulu la plus achevée. Éviter également les pièges du film à petit budget, une tâche ardue difficile à contourner.
Le format 2:35 où l’image CinémaScope n’est pas seulement un choix, mais une tentative d’occuper l’espace dans tout ce qu’il a à offrir se manifeste à travers toutes les séquences, même les plus intimes.
En effet, ce qui implique également la séparation entre la salle de cinéma et l’intimité d’un écran télé, quelle que soit sa dimension. Pour des détails comme l’atmosphère nocturne qui empreigne souvent le film, la pluie, l’inconnu, les dangers, les inattendus, tous ces éléments de décor et de narration deviennent plus poétiques et limpides dans le format panoramique.
Le choix des acteurs est saisissant. Avez-vous eu recours aux soins d’ACTRA (The Alliance of Canadian Cinema, Television and Radio Artists ?
Oui, bien entendu, car je voulais des acteurs qui pouvaient rendre leurs personnages crédibles. La télésérie Degrassi a été aussi un point tournant dans mes recherches.
Degrassi, un pool intéressant et formatif pour les comédiens et comédiennes de langue anglaise.
Bien entendu, à partir de ce phénomène télé, sont sortis de nombreux acteurs et actrices de langue anglaise sur qui on peut vraiment compter. Mais dans le cas de Boost, le choix des comédiens a à voir avec l’instinct et la reconnaissance du talent. Dans le cas de Nabil Rajo, il a joué dans des téléséries et des téléfilms, mais Boost est son premier long métrage pour le cinéma en tant qu’acteur. Même chose pour Jahmil French. Tous deux, magnifiques.
2024 © SÉQUENCES - La revue de cinéma - Tous droits réservés.