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Vu du pont

19 novembre 2017

CRITIQUE
[ théâtre ]
Élie Castiel

★★★★ 

L’ÂME EST AUSSI UNE PRISE
DE CONSCIENCE POLITIQUE

Après le récent et surprenant Mort d’un commis voyageur (Death of a Salesman) au Rideau Vert, Arthur Miller récidive au TNM avec Vu du pont (A View from the Bridge), adaptée à l’écran en 1962 par Sidney Lumet. À l’époque, le film avait surpris, grâce à la performance magistrale de Raf Vallone et à la mise en scène néoréaliste du cinéaste socialement engagé.

Lorraine Pintal reprend ce drame familial dans une version théâtrale traduite en québécois par Maryse Warda. Les dialogues, parfois évidents, relève de la tradition orale réaliste, et ici, en harmonie avec la classe sociale représentée ; nul doute qu’ils retiennent constamment l’attention du spectateur, le deuxième soir de Première, d’un silence absolu.

Yves Renaud

La mise en scène, au début appuyée, se débarrasse des contraintes narratives pour transformer le tout en un beau récit sur l’amour obsessionnel, le refus du vieil âge et le machisme ambiant. La scénographie, minimaliste, donne plutôt l’espace aux comédiens, plus libres de leurs gestes et de leurs intéractions. D’une part, ce parti pris leur permet de donner le maximum d’eux-mêmes, n’ayant que leur physicalité et leur talent comme appuis ; de l’autre, il y a là la confirmation d’une nouvelle tendance au théâtre qui consiste à ne pas empeser, sauf dans certains cas, l’environnement scénique.

Les enjeux dramatiques nous semblent d’une autre époque, mais à bien observer, les choses ont-elle vraiment changé ? Impossible de répondre à cette question. Quoi qu’il en soit, Miller est toujours actuel, penseur émérite de son époque, mais devenu classique de la dramaturgie américaine.

Et si après tout, l’âme était également une notion
physique et pas seulement spirituelle et indicible ?

Le noyau familial, comme au début des temps, ne peut être brisé car toute cellule institutionnelle casée engendre le chaos. Mais il est également question de migrants, ces illégaux rêvant d’une meilleure vie en terre d’Amérique. Ce phénomène, toujours actuel, nous ramène à la fragilité sociale de la condition humaine. On retire du message millerien que la société, toujours en conflit, oblige l’individu au mouvement. Il n’est plus question du « juif errant », mais d’êtres, quelles que soient leurs origines, race, appartenance, confession et même orientation sexuelle, en allées et venues incessantes.

Plus que drame intime, Vu du pont est une tragédie du 20e siècle dont les héros ne sont pas des Dieux, mais de simples citoyens. Fervent de la dramatique grecque, Arthur Miller situe ses personnages dans une sorte d’Olympe terrestre qui a pour nom Société. Entre le pouvoir divin et l’humain, les rapports n’ont jamais été aussi brusques que conciliants, justement en raison des conflits qu’ils génèrent. Et si après tout, l’âme était également une notion physique et pas seulement spirituelle et indicible ? D’une certaine façon, les tourments qu’elle cache peuvent s’avérer, en fin de compte, politiques.

Yves Renaud

Ajoutons que pour la circonstance, les comédiens s’en tirent pour la plupart avec tous les honneurs : héroïque François Papineau, Maude Guérin, d’une présence oscillant parfaitement entre le drame et l’affectation et Paul Doucet, dans un de ses meilleurs rôles.

Photos : © Yves Renaud

Séquences_Web

Auteur : Arthur Miller – traduction : Maryse Warda – mise en scène : Lorraine Pintal, assistée de Bethzaïda Thomas, également à la régie –  décors : Danièle Lévesque – costumes : Marc Sénécal – éclairages : Martin Sirois – conception vidéo : Lionel Arnould – musique : Jorane – distribution  : Frédérick Bouffard, Paul Doucet, Maude Guérin, Maximee Le Flaguais, François Papineau, Martin-David Peters, Mylène St-Sauveur, Frédérick Tremblay – production : Théâtre du Nouveau Monde.

Durée
1 h 55 (sans  entracte)
Représentations

Jusqu’au 9 décembre 2017 – TNM.

MISE AUX POINTS
★★★★★  Exceptionnel.  ★★★★  Très Bon.  ★★★  Bon.  ★★  Moyen.   Mauvais.  ½ [Entre-deux-cotes]

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