20 novembre 2017
Hatef Alimardani fait partie de ces réalisateurs iraniens contemporains qui osent s’exiler loin de la capitale téhéranaise pour filmer un « ailleurs », poser un autre regard sur une frange alternative méconnue de ce grand pays de plus de 80 millions d’habitants, un peu même à la manière d’Abbas Kiarostami qui n’a jamais hésité à s’égarer volontairement à travers les villages les plus reculés de l’Iran (par exemple à Koker et au nord du pays).
En effet, l’on retrouve chez Alimardani une certaine influence inconsciente ou non-avouée de la fresque cinématographique kiarostamienne. Ainsi, le film Aba jan a pour toile de fond la ville de Zanjan, située dans le nord-ouest de la capitale iranienne, menant vers la route de la ville de Tabriz et de la Turquie. Nous nous retrouvons rapidement dans le contexte de la violence de la guerre Iran-Irak des années 80 et ses impacts sur ses habitants qui se trouvent à environ 800 km de Bagdad (Irak).
À cette époque et aujourd’hui encore, la province de Zanjan reste majoritairement rurale et Azérie [1] (langue appartenant au groupe des langues turques de la famille des langues altaïques). D’ailleurs à l’écoute de la bande originale, on y attend la sonorité mélodieuse de l’élégante langue azérie.
Dès le début du film, nous partons à la rencontre d’un foyer traditionnel avec pour habitants une famille intergénérationnelle. Cette cohabitation familiale ne se fait d’ailleurs pas sans heurts et péripéties. Les diverses parties familiales se confrontent et se disputent, avec pour conséquence première une opposition qui va crescendo entre les uns et les autres, notamment vis-à-vis des plus jeunes de la famille; tantôt vis-à-vis de la jeune fille de la famille qui désire s’émanciper du foyer familial et animée d’une curiosité avide du monde extérieur – en quête du Jeu de l’amour et du hasard à la Marivaux; tantôt vis-à-vis d’un jeune homme mû par un engagement politique aux aspirations communistes. Chez ces deux protagonistes, tant la passion amoureuse que la passion politique semblent constituer un fruit défendu et ils se voient accablés d’une pléthore de blâmes et de reproches.
À ces tensions d’ordre à la fois culturel, social et familial s’ajoutent une pression omniprésente, celle de la violence de la guerre (Iran-Irak – 1980-1988). Sans tomber dans les excès d’une description abrupte et national-patriotique de cette longue guerre de huit ans, Hatef Alimardani réussit le pari de montrer l’horreur et l’injustice de ce conflit, ainsi que ses conséquences implacables pour tout un village qui l’a vu et l’a enduré dans sa chair, notamment au travers de la terrible expérience de la perte d’enfants.
Les villageois sont les témoins directs de bombardements et destructions, avec notamment l’épisode de soldats iraniens prisonniers des forces irakiennes. Une fois ce contexte de guerre dressé, la force de ce film réside dans le jeu magistral de la grande actrice iranienne, Fatemeh Motamad-Aria. Un bel hommage est rendu ici à toutes ces femmes qui constituent la colonne vertébrale d’une famille qui prend en charge et fait face avec brio aux nombreuses difficultés du quotidien.
On décrit le type de caractère du prénom Aba en occident comme un prénom masculine d’origine …. « un homme actif, dynamique et caractériel ». Ici, cependant, Aba incarne parfaitement cette « femme lionne » (Shir Zan) pour reprendre une expression iranienne. C’est bien elle le véritable leader de ce foyer traditionnel que l’on croirait patriarcal dans un tel pays. Empreinte d’une vive intuition et d’une grande force de caractère, rien ne lui échappe. Femme intelligente et sensible, elle réussit remarquablement à jouer la chef d’orchestre dans un mélodrame à l’iranienne, entre altos et ténors, sur base d’un son violent de guerre.
[1] Les Azéris sont le deuxième groupe ethnique le plus important en Iran après les Persans.
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