26 avril 2018
Un texte d’une irrésistible maturité, horizontal, linéaire selon la symétrie de la tragédie grecque. En fait, dès notre entrée dans la salle, nous sommes devant un décor scénique privilégiant le gris et le blanc, minimaliste, précurseur du récit qui nous sera raconté, comme dans le drame ou la tragédie antique.
Et puis un seul personnage qui vit ses derniers moments, face devant l’inévitable finitude, un mortel à qui il ne reste qu’à raconter son Histoire, faite de conquêtes et de constructions, d’amitiés ennemies et de trahisons, d’amours féminines (et masculines, mais malheureusement pas présentes dans le texte, alors que le film d’Oliver Stone sur le Macédonien n’hésitait pas une seconde sur cet aspect non négligeable de sa vie et souvent décrié). Mais la conception de l’homosexualité à cette époque n’était pas la même qu’aujourd’hui. De toute évidence, sa relation amoureuse avec Héphaestion ne peut être placée sous silence.
Quoi qu’il en soit, Le tigre bleu de l’Euphrate est une odyssée grecque, comme dans le cas d’Ulysse, un long et périlleux voyage pour unir l’Occident et l’Orient afin de concevoir le monde à sa façon, au nom de la pérennité. Le texte de Laurent Gaudé sensibilise notre amour de la littérature et des récits en forme de monologues scéniques qui libèrent l’âme et enrichissent l’esprit. Pendant une heure et demie, Emmanuel Schwartz, monumental, grandiose, inégalable, habite le personnage, se pare de ses attributs méditerranéens et évoque l’Égée, la mer de cette partie du monde comme si elle détenait l’avenir de l’Humanité.
Beau, puissant, au corps svelte de statue grecque, du moins selon ce qu’on raconte, conquérant pour convertir les autres à une idée gréco-macédonienne du monde. Ses troupes ont massacré, mais ses architectes ont aussi bâti. Comme cette ville d’Alexandrie, en Égypte, possédant une des plus anciennes bibliothèques.
La mise en scène de Denis Marleau se mêle au jeu senti de Schwartz; les trois murs en gris, formant une sorte de tombeau géant, deviennent les hôtes d’images d’archives montrant, au cours du récit, les régions conquises. Aller jusqu’à l’Inde et en Perse. Il sera beaucoup question de Darius, le Persan, et sa mort aura un effet dévastateur sur Alexandre.
Mais Le tigre bleu de l’Euphrate est aussi un regard sur le théâtre, sur l’art de la performance, sur la possibilité pour un comédien de posséder un personnage et le faire sien, le manipuler à sa guise pour le rendre immortel.
Pour une des rares fois, la musique est omniprésente, n’enterrant pas pour autant la voix puissante et extériorisée du grand comédien, un parti pris narratif de la part de Marleau visant à concilier les divers arts de la Grèce antique et procurer un effet dramatique au récit. La mort se prononce et les murs gris deviennent blancs, pour ensuite laisser la place à l’obscurité momentanée de la scène et de la salle.
Voilà sans nul doute une des pièces les plus importantes de la saison théâtrale 2017-2018. C’est un texte intelligent, dominé par le plaisir des mots et (re)donnant à la notion de « culture » ses plus raffinées lettres de noblesse.
LE TIGRE BLEU DE L’EUPHRATE
Texte : Laurent Gaudé – mise en scène : Denis Marleau – scénographie : Stéphanie Jasmin, Denis Marleau – costume : Linda Brunelle – lumière : Marc Parent – concept vidéo : Stéphanie Jasmin– son : Julien Eclancher, François Thibault – maquillage : Angelo Barsetti – musique : Philippe Brault – distribution : Emmanuel Schwartz (Alexandre le Grand) – production : Théâtre de Quat’Sous, en collaboration avec UBU.
Durée
1 h 30 (sans entracte)
Représentations
Jusqu’au 26 mai 2018
Théâtre de Quat’Sous
MISE AUX POINTS
★★★★★ Exceptionnel. ★★★★ Très Bon. ★★★ Bon. ★★ Moyen. ★ Mauvais. ½ [Entre-deux-cotes]
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