11 mars 2011
Si le cinéma est un art du mouvement, Henri-Georges Clouzot est indubitablement le poète de l’instable, du vertige et de l’évolution. À l’instar de son maître et ami Picasso, Clouzot échappe à toute classification, à toute école, à toute mode. Pas plus que Picasso ne se résume au cubisme, Clouzot n’est ni réalisateur de films policiers, ni cinéaste « classique », ni même emblème de la Qualité française comme le lui reprochera la Nouvelle Vague.
Texte : Aliénor Ballangé
En fait, Clouzot adapte et s’adapte; il adapte de nombreux romans au cinéma, il adapte le film noir américain, il adapte l’immobilité picturale à l’art cinétique, il adapte, enfin, l’univers psychotique, névrosé et fantasmatique de l’anthropologie sociale en langage cinématographique. Parallèlement, il s’adapte aux différents milieux spatio-sociologiques qu’il pénètre caméra en main, qu’il s’agisse d’un petit village français pendant la Seconde Guerre mondiale, d’une Amérique du Sud gangrénée par l’implantation de capitaux étasuniens, des mouvements de fond des années 1960, voire des métamorphoses esthétiques drainées par la conquête du cinéma français par la Nouvelle Vague. Bref, tenter de percer le mystère Clouzot, c’est avant tout prêter attention à l’étonnante évolution d’une œuvre, influencée par tout et comparable à rien.
Du dialoguiste caustique à l’entomologiste cynique : la trilogie policière
« Pour faire un film, premièrement, une bonne histoire, deuxièmement, une bonne histoire, troisièmement, une bonne histoire », disait le réalisateur. Lorsque Clouzot commence sa carrière cinématographique, c’est d’abord en tant que scénariste et dialoguiste. Alors qu’il commence à se faire un nom dans le métier et que de nombreux cinéastes sont exilés aux États-Unis pour fuir la Deuxième Guerre mondiale, Clouzot adapte le roman de Stanislas-André Steeman, Le Dernier des six, pour le réalisateur Georges Lacombe. Cette expérience est déterminante pour la carrière de Clouzot puisqu’elle lui permet de rencontrer Pierre Fresnay et Suzy Delair, binôme qu’il met à son tour en scène en 1942 dans une nouvelle adaptation de Steeman, L’Assassin habite au 21. Bien que ce film ne soit pas le plus connu de sa filmographie, on y retrouve tous les ingrédients de ce qui va faire la renommée du premier Clouzot. Le genre policier semble servir de cadre, de prétexte, au déploiement de la verve du réalisateur-dialoguiste dont l’art du portrait est déjà sans égal. Cette association de l’intrigue à la peinture des mœurs d’une petite société se poursuit avec la réalisation du Corbeau en 1943. Un film dont la noirceur et le cynisme seront à l’origine d’une interdiction de tourner jusqu’en 1947. Si Le Corbeau dérange, c’est qu’il met en scène de manière naturaliste l’atmosphère de délation qui a régné sous l’occupation allemande.
L’étude psychologique du milieu — en l’occurrence celui d’un petit village comme il en existe des milliers en France — y est particulièrement réussie; tant et si bien, d’ailleurs, que chaque caractère semble plus vrai que nature. Avec ce film, le scénariste se fait entomologiste : non content de peindre d’extraordinaires caractères, comme c’était encore le cas dans L’Assassin habite au 21, il les étudie in situ, tels de modestes insectes, dans leur relation à un contexte donné, celui de l’espace refermé sur lui même en un temps où les valeurs sociales sont en crise. Mais c’est sans doute avec Quai des orfèvres, dernier acte de la trilogie policière, que Clouzot parvient au summum de cet art qui mêle intrigue et analyse psychologique. Cette fois-ci, c’est au milieu du spectacle que Clouzot décide de s’intéresser. Pour la première fois sont abordés des thèmes qui deviendront obsessionnels chez Clouzot : le sexe, le voyeurisme, la jalousie…
Texte complet : Séquences (nº 271, pp. 23-27)
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