27 février 2020
Au jour 7 de la Berlinale, tous les critiques de presse sont amochés, cernés, épuisés et parfois malades. Bref, on en a marre ! Cela passe, les entrevues s’achèvent et bing ! chacun se met dès le jour 8 à afficher son petit palmarès personnel. C’est pourquoi la décision de la direction d’apposer aujourd’hui deux très longs films en projection de presse (Berlin Alexanderplatz et DAU. Natasha, respectivement 3 heures et 2,5 heures), en plus de l’exigeant The Roads Not Baken de Sally Potter, avait des airs de goulag. Genre épuisement physique et nerveux qui déstabilise et fait perdre toutes ses capacités critiques.
L’esprit du soviétisme constitue d’ailleurs le cœur du projet DAU, dont le premier long-métrage était présenté en Compétition. En septembre 2009, les cinéastes russes Ilya Khrzhanovskiy et Jekaterina Oertel construisirent un Institut de recherche en physique et technologie sur les lieux d’une piscine abandonnée en Ukraine. Cette vaste installation de recherche expérimentale, inspirée des instituts de recherche soviétiques, devint le plus grand plateau de tournage jamais construit en Europe. Les scientifiques pouvaient vivre et travailler dans cet Institut qui était également peuplé de centaines de participants volontaires soigneusement sélectionnés – artistes, serveurs, police secrète, familles ordinaires – isolés du temps et de l’espace.
Renvoyés dans le passé (à une période comprise entre 1938 et 1968), les participants vivaient comme leurs ancêtres en URSS, ils travaillaient, s’habillaient, se déshabillaient, s’aimaient, se dénonçaient et se détestaient. Cette vie non scénarisée a été filmée par intermittence pendant toute la durée de l’expérience à l’Institut, qui a duré d’octobre 2009 à novembre 2011. Des uniformes qu’ils portaient à la langue qu’ils utilisaient, leur existence était régie par « l’heure locale » de l’Institut – 1952, 1953, 1956, etc. DAU.Natasha suit l’actrice Natasha Berezhnaya dans le rôle éponyme d’une quarantenaire qui dirige la cantine de l’Institut dans les années 1950. La cantine est le cœur battant de l’Institut et tout le monde y passe : les employés, les scientifiques et les invités étrangers. Le monde de Natasha est partagé entre les exigences de la cantine pendant la journée et les nuits alcoolisées avec sa jeune collègue Olga (Olga Sergeevna Shkabarnya), au cours desquelles les deux femmes se querellent et se confient leurs espoirs d’un avenir différent. Un soir, lors d’une fête, Natacha se rapproche d’un scientifique français en visite, Luc Bigé, et les deux couchent ensemble. Le lendemain, la vie de Natasha prend un tournant dramatique lorsqu’elle est convoquée à un interrogatoire par le général du KGB Vladimir Azhippo qui s’interroge sur la nature de sa relation avec l’invité étranger.
DAU. Natacha est donc le premier long métrage de la simulation à grande échelle du système soviétique totalitaire d’Ilya Khrzhanovskiy. Le degré de véracité y est absolu, y compris les scènes sexuelles, explicites de A à Z, mais aussi les éprouvantes méthodes d’interrogation utilisées sur Natasha, reproduisant celles de l’ex-URSS. Efficace et troublant (mais long !)
En Compétition, la journée avait commencé avec le très attendu Berlin Alexanderplatz de l’allemand Burhan Qurbani sur l’histoire de Francis (Welket Bungué), un jeune Guinéen, seul survivant d’une traversée illégale. Francis se retrouve à Berlin où il réalise combien il est difficile d’être honnête quand on est un réfugié illégal en Allemagne – sans papiers, sans nation et sans permis de travail. L’offre du charismatique allemand Reinhold (Albrecht Schuch), un dealer de drogue, de gagner de l’argent facile devient d’autant plus alléchante, même quand cela le met en conflit avec son amoureuse, la belle Mieze (Jella Haase). Pour son troisième long métrage, Burhan Qurbani prend le risque de raconter une histoire originellement tournée sous forme de série télévisée par le légendaire réalisateur Werner Fassbinder, à partir du roman d’Alfred Döblin. Mis en scène avec une caméra d’une grande sensualité dans le Berlin contemporain, cette nouvelle version présente Reinhold et Mieze comme les pôles opposés qui s’affrontent au sein de Francis. Albrecht Schuch incarne un véritable diable, psychopathe manipulateur, tentateur et jaloux, qui attire Francis encore et encore dans ses filets. À l’opposé, Mieze est capable d’un amour sans retenue pour Francis qu’elle tente de délivrer de la présence maléfique de Reinhold. Intense et sensuel (mais long !)
Sandwiché entre les deux biggies, le film fort attendu de Sally Potter présentait une brochette d’acteurs de haut calibre (Javier Bardem, Salma Hayek, Elle Fanning et Laura Linney) dans The Roads Not Taken, un film intimiste et poignant. Sally Potter y suit une journée dans la vie de Leo (Javier Bardem) et de sa fille, Molly (Elle Fanning), tandis que cette dernière se débat avec les défis de l’esprit chaotique de son père. Alors qu’ils se frayent un chemin dans la ville de New York, le voyage de Leo prend un caractère hallucinatoire, car il flotte à travers des vies alternatives qu’il aurait pu vivre, amenant Molly à lutter avec sa propre destinée. La démence du père et ses pertes de repère n’ont d’égale que l’amour de la fille, qui lutte avec acharnement pour le suivre dans ses délires. Bardem, Hayek, Linney et Fanning dirigés par l’une des plus grande poètes-cinéaste au monde, cela pourrait difficilement être mauvais. De fait, c’est magnifique (et court !)
Bonheur du jour
Le chocolat Cailler de notre excellent collègue Malik Berkati, qui nous amène cela de Suisse à chaque année. La présence chocolatée de Malik n’est certes pas la seule raison de faire la Berlinale, mais c’en est une bonne.
Lendemain de veille
Avoir à manquer la fin de la conférence de presse de The Roads Not Taken avec Javier Bardem pour courir vers la projection de Dau. Natasha. Sniiiiiiiiiiff !
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