29 avril 2011
L’ONF … EN TEMPS DE GUERRE
>> Luc Chaput
Comme à l’habitude, le Centre canadien d’architecture (CCA) de Montréal nous a monté une formidable exposition qui aura cours jusqu’au 18 septembre et qui permet de comprendre les enjeux du monde actuel en allant chercher dans les archives de diverses institutions. L’exposition, sous la direction du commissaire Jean-Louis Cohen, se pose la question qu’on fait les architectes pour participer à l’effort durant la Seconde Guerre mondiale et à cette industrialisation de tous les moyens en vue d’une victoire finale longtemps incertaine. Une pléthore de documents remarquablement présentés nous montre comment cette architecture continue aujourd’hui dans les méga-immeubles comme le Pentagone et dans l’utilisation de milieux fermés climatisés et illuminés nuit et jour. Les architectes construisirent des éléments tubulaires transportables, participèrent aussi au camouflage ou comme conseillers à la préparation des raids de bombardiers. Plusieurs écrans montrent des extraits de films produits par l’ONF durant cette période et l’ONF participe aussi par des conférences-projections gratuites au mois de mai.
Du 28 avril au 19 mai 2011 – Cinq conférences gratuites de l’ONF au CCA
En complément d’information, nous vous présentons le texte publié dans le dossier Cinéma et propagande (Séquences, nº 265, pp. 30-31)
L’OFFICE NATIONAL DU FILM DU CANADA … NÉ DE LA GUERRE
Lorsque le Parlement canadien nomme John Grierson premier commissaire de l’ONF en octobre 1939, lançant ainsi officiellement les activités du nouvel organisme, le pays n’est en guerre que depuis un mois. Il est donc clair que, dans ce contexte particulier, l’ONF allait devoir jouer un rôle politique puisqu’il devenait, entre les mains du gouvernement, un puissant outil de communication particulièrement apte à diffuser rapidement et efficacement l’appel à la mobilisation.
>> Carlo Mandolini
Cet appel à contribuer à l’effort de guerre était destiné aux diverses couches de la population : les hommes appelés au combat, les ouvriers, les « ménagères », les agriculteurs, etc.
C’est plus particulièrement à partir de 1941 que l’ONF met sur pied un important réseau de production et de distribution qui permettra d’alimenter de façon régulière les communautés. Partout au pays, une petite armée de projectionnistes illumine les écrans des salles de cinéma, des salles paroissiales, des écoles et même les murs des granges pour relayer le message de l’État canadien, principalement par l’entremise de deux séries documentaires The World in Action et Canada Carries On (En avant Canada). Le message, essentiellement, était toujours le même : la démocratie a besoin de l’effort canadien. La facture esthétique demeurait elle aussi très uniforme : une voix off et une musique lyrique, des images du front – parfois provenant des sources ennemies (il y a des images tirées du célèbre film allemand Triomphe de la volonté dans Une armée marche sur son estomac, 1941), des images de manœuvres spectaculaires (voir notamment La Forteresse Churchill, 1941, premier Oscar du meilleur documentaire) et des cadrages de jeunes visages canadiens en contre-plongée que Riefenstahl, justement, et Vertov n’auraient pas désavoués. Mais jamais ces images ne devaient rendre la guerre « désagréable », rappelle le producteur Harry Campbell. Aussi, ce n’est que dans les films de l’immédiat après-guerre que les images deviennent plus explicites, comme pour exprimer un retentissant Plus jamais ! (Voici la paix, 1945).
Un nationalisme canadien… discret — Lorsque John Grierson préside à la création de l’ONF, il sait qu’un nationalisme culturel et politique (l’expression est de David Clandfield dans Canadian Film) s’est développé au Canada depuis la fin de la Première Guerre. Ce sentiment national prend racine (et ce n’est pas un paradoxe) dans la reconnaissance d’une appartenance à une entité plus grande dont « l’Angleterre est la clé de voûte », c’est-à-dire le Commonwealth.
C’est ainsi que l’effort de guerre auquel contribuera l’ONF se concrétisera par de nombreux films où le message demeurera essentiellement le même : le Canada, de concert avec les autres « nations sœurs » de l’Angleterre, se doit de fournir l’effort exigé. Et c’est ensemble que la victoire s’obtiendra. Il est remarquable de constater que dans ces films, il y a abondance de plans où l’on voit des collectivités en action, des individus en interaction et des gestes accomplis en groupe.
Un sacrifice ? Pour qui ? Pourquoi ? — Les productions de l’ONF de cette période martèlent sans cesse un propos qui exprime la nécessité d’agir pour contrer les dangers de l’avancée des nazis et fascistes, clairement identifiés comme les ennemis. Or, il est intéressant de noter que ce discours, par contre, évoque moins la protection de la sécurité nationale canadienne (même si on souligne dans certains films que l’océan Atlantique n’offre plus la protection de jadis face à l’ennemi) que l’appel à une action humanitaire en faveur des peuples opprimés.
Ainsi, les missions de ravitaillement sur les routes de l’Atlantique Nord sont présentées comme des missions d’assistance aux Européens qui, n’arrivant plus à se nourrir, n’ont plus la force de résister.
Le geste d’un pays moderne, privilégié et uni — Un autre thème apparaît de façon évidente dans les films de l’époque. Si le Canada doit fournir un effort, c’est qu’il en a les moyens. Des moyens techniques, qui ont permis à l’industrie de se transformer. Des moyens financiers, qui permettent à l’état d’investir des sommes importantes sans hésiter. Des moyens en ressources humaines réparties d’un océan à l’autre grâce à des communautés organisées. Des moyens d’intervention offerts par des ressources naturelles exceptionnelles qui « pourraient nourrir l’humanité tout entière » (Partout au monde, 1942).
L’appel à l’effort de guerre se concrétise par l’illustration de différents gestes concrets et quotidiens. Les ménagères sont invitées à consommer intelligemment grâce à une stratégie de surveillance de la qualité des aliments et de l’augmentation des prix, ce qui permettra de « réinvestir les économies dans l’effort de guerre ». Dans Keep Your Mouth Shut de Norman McLaren (1944), on invite les Canadiens à ne pas discuter de questions sensibles dans les lieux publics. Les films font aussi appel à l’évolution des mentalités à certains égards. Le rôle de la femme à l’effort de guerre (et, de façon plus générale, à la société civile) est évoqué dans Nos femmes ailées, (1943) et À vous mesdames (1946).
Si À vous mesdames se termine par la « rassurante » perspective d’un retour des ménagères à leur vie d’épouse et de mère au foyer après 1945, le film ne manque pas de déconstruire avec humour le propos paternaliste et misogyne du personnage-narrateur. Il évoque aussi clairement la possibilité que cette révolution sociale n’est peut-être pas aussi momentanée qu’on voudrait bien le laisser entendre (« Je disais à ma bru :‘ça ne durera pas’. Je me demandais pourquoi elle souriait »). Dans Nos femmes ailées, le narrateur déclare que ces femmes, « après la victoire, n’ont pas l’intention de retourner à la vie privée ou à une vie de repos ».
Mais l’un des thèmes les plus fascinants à observer dans ces films est l’apparition progressive d’une certaine idée de la mondialisation de l’économie. Dans Le Monde de demain (1943), on explique de façon très convaincante comment, une fois la paix obtenue, les richesses industrielles et naturelles propres à chaque pays permettront de nourrir et de faire prospérer l’humanité. Il y a dans ce film la description d’une utopie émouvante. Utopie, ou une foi en l’avenir tout à fait compréhensible dans les circonstances, que l’on retrouve dans Bienvenue, soldat canadien (1944), qui explique comment le Canada, grâce à sa « clairvoyance », a su préparer dès le début des années 40 un système facilitant le retour des soldats et leur réintégration à la vie civile.
Cet effort déployé par l’ONF durant la guerre pour véhiculer un message officiel n’aura pas vraiment de lendemain. Après la guerre, l’ONF semble devenir peu à peu une entité dont l’État ne sait que faire. Il faut dire que l’organisme sera frappé par des soupçons d’activités subversives qui font écho à la chasse aux sorcières dans les milieux cinématographiques hollywoodiens. Et c’est sous l’œil méfiant de la GRC et sous le coup de la promulgation d’une loi qui soustrait l’organisme d’un contrôle direct du gouvernement que l’ONF termine la décennie 40.
La décennie suivante verra poindre une révolution esthétique et politique qui permettra l’émergence d’un grand film pacifiste (Les Voisins de McLaren, en 1952) et de courants qui, du Candid Eye aux mouvements contemporains, en passant bien sûr par le cinéma direct, changeront la façon de voir et de penser la société. Des films qui, de Si cette planète vous tient à cœur (1982) à la série Entre les lignes (2008) en passant par Soldats de seconde classe (1999), pour ne nommer que ceux-là, ne manqueront pas de jeter un regard cinglant sur la guerre.
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