En couverture

Jacques Godin (1930-2020)

31 octobre 2020

Une puissance volcanique

Yves Laberge

L’acteur Jacques Godin est décédé le 26 octobre 2020, mettant fin à une carrière pratiquement ininterrompue sur les planches, au petit et au grand écran. On peut difficilement choisir ses rôles les plus marquants parmi des centaines d’apparitions et de créations. Mais pour être juste, il conviendrait de ne pas se limiter à ses années de maturité pour tenter l’impossible tâche de couvrir l’ensemble de ses principaux rôles. Seulement quelques exemples seront retenus.

Ce qui caractérisait Jacques Godin, c’était sa capacité d’interpréter des personnages puissants, d’une violence contenue et d’une assurance inégalée. Aucun autre acteur québécois ne pouvait combiner une telle puissance de jeu, à la fois volcanique mais toujours contrôlée, sans débordement. Un exemple caractéristique serait son personnage de l’inspecteur dans l’adaptation de Being at Home with Claude (1992) faite par Jean Beaudin.

Bien sûr, l’acteur a su varier les personnages et diversifier sa palette, pouvant adopter des attitudes plus sensibles et plus nuancées, par exemple pour sa personnification d’un vieillard homosexuel dans Salut Victor ! (1988), réalisé par Anne Claire Poirier.

Au milieu des années 1950, le jeune Jacques Godin a fait ses débuts à Radio-Canada, notamment dans des dizaines de téléromans dont Radisson, mais aussi Cap-aux-sorciers et plus tard dans Septième Nord, déjà aux côtés de Monique Miller. Par la suite, il sera présent au petit écran et au théâtre durant plus d’un demi-siècle.

Son premier « vrai » rôle au cinéma aura été celui d’un chef amérindien dans le long métrage Astataïon ou le Festin des morts (1965), de Fernand Dansereau, tourné pour l’ONF. Ce film magistral basé sur les récits contenus dans les Relations des Jésuites en Nouvelle-France montrait le choc des cultures — pour ne pas dire des civilisations — entre les premiers Européens et les Amérindiens. Ce film hautement philosophique — dont l’atmosphère introspective pouvait parfois rappeler un roman de Bernanos — abordait de front le soi-disant primitivisme des Amérindiens, le choc des religions, la vocation et la sincérité des missionnaires français, la question du doute quant à l’existence de Dieu. Rétrospectivement, il apparaîtra que le choix de ces thèmes pouvait sembler d’une étonnante modernité pour l’époque. D’une certaine manière, ce film à caractère historique révélait autant les préoccupations spirituelles du Québec de la Révolution tranquille que les modes de vie sous la Nouvelle-France du 17e siècle. Les deux personnages les plus intéressants étaient tenus par l’admirable Jean-Louis Millette (1935-1999) et Jacques Godin; on ne parlait pas alors d’appropriation culturelle.

Avant les années 1980, il existait à Radio-Canada un genre aujourd’hui pratiquement révolu : le téléthéâtre, genre dans lequel Jacques Godin pouvait exceller. En 1971, Godin personnifia le doux colosse Lennie Small dans le téléfilm Des souris et des hommes, d’après John Steinbeck; des centaines d’écoliers québécois ont eu comme devoir d’étudier cette pièce transposée dans notre contexte, dans un magnifique téléthéâtre de Paul Blouin. Il faudrait le rendre accessible dans son intégralité.

Jacques Godin trouvera son meilleur rôle à vie dans le téléroman Montréal P.Q., écrit par Victor-Lévy Beaulieu et télédiffusé de 1992 à 1994 : c’est, de loin, le plus grand téléroman de l’histoire de la télévision québécoise après Les belles histoires des pays d’en haut (je pense bien sûr à la version avec Jean-Pierre Masson). Plusieurs raisons pourraient expliquer la force de Montréal P.Q. L’originalité de l’intrigue, la littérarité des dialogues, la justesse de la mise en scène, la beauté des costumes et des décors, la qualité du jeu des acteurs et l’efficacité de la reconstitution historique ont fait de Montréal P.Q. un très grand moment de télévision, comparable à un film décadent comme Les damnés (1969) de Luchino Visconti ou à la fresque Il était une fois en Amérique (1984), de Sergio Leone. À cela s’ajoute le choix pertinent des acteurs et actrices pour la distribution des rôles. Dans Montréal P.Q., Jacques Godin y incarnait Victor Téoli, policier d’origine italienne, corrompu à l’os mais faisant preuve d’un grand raffinement, et qui dominait à la fois le monde du crime organisé et le service de police métropolitain, au milieu du 20e siècle. Il était le personnage central, celui qui tire toutes les ficelles. Montrant une force contenue, Jacques Godin pouvait être menaçant auprès de ses subalternes, impitoyable envers ses ennemis, mais aussi sensible auprès de sa Madame Félix bien-aimée, admirablement jouée par Monique Miller. Ensemble, ils écoutaient — émus, silencieux et unis — sur un gramophone des disques 78 tours d’opéras italiens. Encore à ce jour, Montréal P.Q. reste inégalé à la télévision québécoise.

La revue Séquences a souvent rencontré Jacques Godin; on pourra relire nos anciens numéros pour refaire sa rencontre et ainsi rattraper le temps perdu. Paradoxalement, Jacques Godin a tourné dans beaucoup de grandes œuvres d’ici, mais très peu sont accessibles du DVD ou autrement. En France ou aux États-Unis, un acteur de sa trempe aurait eu droit à des biographies et à des coffrets.

Carnet FNC 2020 #2

28 octobre 2020

Benjamin Pelletier

ATLANTIS (Valentyn Vasyanovych, Ukraine) – Compétition internationale

Une expérience rigoureuse qui aurait grandement bénéficié de l’obscurité et de la tranquillité de la salle de cinéma, le tout récent gagnant de la Louve d’or de cette édition est à l’image du type de film d’auteur sans compromis que l’on retrouve chaque année lors de la saison des festivals. En nous présentant une Ukraine d’après-guerre dans un futur proche, un territoire ravagé par les conflits aux allures post-apocalyptiques, Vasyanovych dépeint d’abord un univers au masculin sans pitié, assemblé de longs plans larges dans lesquels la brutalité de ce nouveau quotidien nous est introduite par l’entremise d’un ex-soldat en plein choc post-traumatique. La première partie est austère, parfois laborieuse; pensons même à ce plan d’ouverture, si beau et pourtant si dérangeant dans l’horreur qu’il représente par la distanciation de la vision thermique, annonçant une vision dystopique dans laquelle l’expérience de guerre servirait de canevas pour l’expérimentation formelle. Et toutefois, l’arrivée d’un personnage féminin, qui entrera en contact intime avec le protagoniste, en vient à tout changer. La rigidité laisse place à certains moments fracassants de chaleur humaine alors que Sergiy crée un lien avec Katya et un groupe de survivants exhumant des cadavres à travers le pays, chacun contribuant du mieux qu’il peut à la reconstruction de leur monde. Comme quoi la noirceur initiale était nécessaire à cette éruption momentanée de tendresse. 

TOUT SIMPLEMENT NOIR (John Wax & Jean-Pascal Zadi, France) – Temps 0

Avec un timing et une avalanche de gags très à propos en cette période politiquement chargée, John Wax et Jean-Pascal Zadi s’attaquent aux contradictions et à l’hypocrisie qui entourent les différents discours par rapport aux tensions raciales actuelles. Au lieu de tomber facilement dans la bien pensance et la complaisance libérale, Zadi (qui se « joue » dans son propre rôle) n’hésite jamais à se remettre lui-même en question, employant le dispositif narratif du faux documentaire pour tenter de cerner la complexité inhérente aux différentes identités noires européennes. Avec une équipe caméra à ses côtés en permanence, le rappeur/comédien entre en dialogue avec une panoplie d’artistes, musiciens et humoristes racisés du milieu du showbiz français (incluant Fary, JoeyStarr, Eric Judor, Ramzy Bedia, Jonathan Cohen et même Omar Sy) afin d’organiser sa propre marche de manifestation contre le traitement des Noirs dans les médias. En résultent de nombreuses situations hilarantes, parfois même troublantes (l’audition pour Mathieu Kassovitz vient en tête), dans lesquelles l’humour strident finit toujours par laisser place à la réflexion. Tout simplement noir soulève infiniment plus de questions qu’il en règle, et c’est très bien ainsi.

THERE IS NO EVIL (Mohammad Rasoulof, Allemagne/Iran/République tchèque) – Les incontournables

Un film résolument important par les questionnements éthiques bouleversants qu’il tente de mettre en scène à travers quatre récits distincts, ayant tous en commun des personnages centraux qui auront à se positionner malgré eux par rapport à la peine de mort en Iran. Ostensiblement personnel, ce cri du coeur de Mohammad Rasoulof évoque le Tu ne tueras point de Kieslowski par son courage de vouloir aborder la question de manière la plus frontale possible, et ce même si les segments individuels varient en termes d’impact. L’argument conceptuel du premier acte, particulièrement choquant dans sa résolution, procurera l’effet d’un pétard mouillé pour plusieurs cinéphiles. L’ensemble, quoique essentiel dans ses intentions, n’échappe jamais totalement à un certain didactisme; Rasoulof a tendance à tellement vouloir « illustrer un point » qu’il le fait au parfois détriment du pouvoir narratif de l’oeuvre. Par contre, ces bémols résultent tout de même d’une démarche aux ambitions philosophiques indéniables, un appel à la liberté essentiel face à un régime politique dans lequel l’exécution capitale demeure un devoir militaire inéluctable. 

TOPSIDE (Logan George & Celine Held, États-Unis) – Compétition internationale

Tout comme Feral d’Andrew Wonder qui faisait partie du Panorama international de l’édition de l’année dernière, Topside situe son récit en plein coeur de New York, en marge de sa société, en plongeant le spectateur dans les tunnels condamnés du métro de la ville. Un monde parallèle que Little, interprétée par une inoubliable Zhaila Farmer, doit ultimement quitter avec sa mère pour atteindre cette jungle urbaine à la surface. Leurs tribulations, tournées en proximité angoissante, nous sont révélées à la manière d’un thriller social rappelant immanquablement le cinéma des frères Safdie. L’expérience est haletante et parfois émouvante, certes, mais le film peine à réellement se démarquer de nombreux prédécesseurs qui, comme toute une génération post-Dardenne, repose parfois trop sur un misérabilisme naturaliste d’usage comme outil suprême de mise en scène. N’empêche que la justesse du jeu et la rareté de ces images marquantes des souterrains new yorkais suffisent pour susciter un intérêt soutenu.

THIS IS NOT A BURIAL, IT’S A RESURRECTION (Lemohang Jeremiah Mosese, Lesotho/Afrique du Sud/Italie) – Compétition internationale

Dans les souvenirs cinématographiques les plus indélébiles de cette édition, on en retiendra certainement le visage de la défunte Mary Twala, cette actrice sud-africaine qui porte sur ses épaules ce film élégiaque, étrange et singulier. Cette vieille veuve qui ne peut accepter le déplacement de son village en vue d’un projet de construction de barrage, résolue à vouloir honorer les morts qui y sont enterrés depuis des générations. Malgré l’aspect universel de cette lutte d’un riche passé contre les impératifs mercantiles du présent, This is Not a Burial, It’s a Resurrection réussit vraiment à conquérir l’esprit par son portrait vivant d’une communauté et de ses traditions, celui de ce village de Nasaretha dont l’imagerie découle directement des souvenirs vigoureux du cinéaste Lemohang Jeremiah Mosese. Un véritable conte moderne de résistance et de résilience, porté par des images mystérieuses, un rythme délibéré et une héroïne des plus nécessaires. 

Conversations entre adultes

20 mai 2020

La crise grecque de 2015 transposée à l’écran

Yves Laberge

C’est une excellente idée que d’avoir porté au grand écran les tenants et aboutissants de la crise grecque de 2015, car celle-ci a en fait ébranlé toute l’Europe. Sans doute le mieux placé pour couvrir ce sujet controversé, Costa-Gavras a adapté le livre Conversations entre adultes : dans les coulisses secrètes de l’Europe, de Yanis Varoufakis, témoin de l’intérieur puisqu’il était alors le nouveau ministre de l’économie du gouvernement grec. Si tout le monde a entendu parler de cette crise financière et politique qui a pratiquement vidé les coffres publics de la Grèce, on ne saurait en expliquer les raisons et en situer les principaux acteurs… pourtant réels. Paradoxalement, c’est le premier long métrage que Costa-Gavras a tourné dans sa Grèce natale après plus d’un demi-siècle d’activité créatrice à l’échelle internationale. 

Conversations entre adultes commence en janvier de 2015 par une brève récapitulation des effets de la crise au quotidien : augmentation du chômage et de la pauvreté, désarroi, fermetures des commerces, réduction des salaires, mais surtout, une sorte de tutelle qui faisait en sorte que les ministères de la Grèce ont été envahis par des fonctionnaires étrangers qui voulaient, au nom de l’Union européenne, « assainir » les finances grecques et bloquer l’évasion fiscale. C’est dans ce contexte tendu qu’au début de 2015 un nouveau parti de gauche sera élu en Grèce, au nom duquel Yanis Varoufakis sera envoyé sur tous les fronts en tant que nouveau ministre de l’économie. L’image de rebelle de ce politicien hors-normes a séduit momentanément une partie de l’opinion publique. Mais pour une majorité des médias européens, la Grèce apparaît toujours comme une société éternellement endettée et gaspilleuse, accumulant les dettes et les déficits sans pouvoir s’attaquer aux causes profondes de ce problème chronique. 

Avec Conversations entre adultes, le cinéaste franco-grec a trouvé le juste équilibre entre un propos devant être informatif et l’indispensable dramatisation. Il montre subtilement la condescendance, le côté néocolonial des élites et de la bureaucratie dans les institutions européennes. On lui reprocherait seulement son titre trop vague, qui n’indique pas spécifiquement le cas grec ou, plus prosaïquement, le négociateur grec face aux requins de la finance et du Fonds monétaire international (FMI), qui tiennent le gros bout du bâton; tel quel, ce titre pourrait en réalité correspondre à une infinité de sujets très éloignés. Le titre reprend une réflexion de Christine Lagarde, alors directrice générale du FMI, faite à elle-même, dans un moment de chaos : « Nous avons besoin d’adultes dans cette pièce ». 

Mais Conversations entre adultes n’est pas qu’un long métrage sur la Grèce; il montre également les disproportions des montants alloués et répartis par la finance, et la mainmise des décideurs du monde de la finance qui tirent les ficelles. Il dénonce aussi les doubles discours, les euphémismes et les poignées de main de façade qui dissimulent à peine des conflits persistants. En outre, on voit les conséquences disproportionnées de ces décisions prises sous la contrainte et qui ont mené à une Grèce bradée et financièrement exsangue. 

Peut-on suivre le propos sans une connaissance préalable du contexte ayant mené à la crise ? Assurément. Peut-on apprécier ce film sans maîtriser l’économie et la politique ? Certainement. Parce qu’il montre les jeux de coulisses et qu’il s’inspire de faits réels, on aimerait recommander le film à des cégépiens ou à des étudiants en relations internationales. 
Spécialiste des fictions politiques comme Z et L’aveu, Costa-Gavras a de nouveau réussi un film vivant pour ne pas dire enlevant sur un sujet pourtant ardu et aride, qui avec quelqu’un d’autre aurait pu mener à l’ennui ou au didactisme. Fort heureusement, la réalisation est efficace grâce à un montage nerveux de Lambis Charalampidis, aidé de Costa-Gavras. Le choix des acteurs est d’une étonnante vraisemblance (sauf pour le personnage de Christine Lagarde). La finale métaphorique touche au grandiose. Le sous-titrage en français est efficace pour ce film qui mélange quatre langues. À l’exception de Z, Conversation entre adultes est indéniablement le meilleur long métrage de Costa-Gavras. On espère maintenant qu’il puisse tourner en Grèce un remake de Z (qui ne fut pas tourné en Grèce mais en Algérie), comme il l’avait initialement imaginé.

Prière pour une mitaine perdue

15 mai 2020

Un hiver pour renaître

Catherine Bergeron

Rien ne fait plus mal que perdre – perdre un objet estimé, perdre sa chance, perdre l’amour, perdre un être cher -, car perdre, c’est se perdre soi-même. C’est comme si les piliers patiemment ancrés autour de nous s’écroulaient, et nous ne pouvons réellement continuer d’exister. Ou, du moins, nous ne pouvons continuer sans accepter de se renouveler, se repenser, se reconstruire. Rare sont ceux qui approchent le changement avec excitation et désir. Car rien n’est plus ardu et angoissant que se redéfinir soi-même.

C’est en abordant de front la question de la perte que Prière pour une mitaine perdue (2020), dernier long-métrage documentaire du cinéaste québécois Jean-François Lesage (Un amour d’été, 2015; La rivière cachée, 2017), offre un portrait touchant et humain de la difficulté que nous avons d’avancer. Entre tristesse, nostalgie et espoir, l’œuvre, présentée au festival Visions du réel et au festival canadien Hot Docs, ancre son enquête dans un Québec contemporain où la traditionnelle rude saison de l’hiver ouvre la porte à l’introspection, l’échange, la rencontre et le partage.

Avec son noir et blanc d’un autre temps, Prière pour une mitaine perdue trouve son point de départ dans un lieu des plus banals : le centre d’objets perdus de la Société de transport de Montréal. Image après image, des gens de tous âges et tous horizons s’y succèdent avec, pour point commun, leur désir d’y retrouver un objet perdu, un objet cher, symbolisant quelque chose de beaucoup plus profond. La tristesse et le désespoir marquent le visage de ces personnes anonymes; or elles ne resteront pas anonymes longtemps. En effet, le cinéaste surprend en ce qu’il passe rapidement des locaux de la STM à l’intimité du chez-soi des sujets. Poursuivant son style journalistique, développé depuis ses premières œuvres, il propose des moments d’entrevues lors desquelles les sujets discutent avec leur famille et amis. Dans ces temps de témoignage et de confidence, l’histoire de la perte d’une tuque, d’une photographie ou d’un cartable devient rapidement l’histoire de la perte de parents, d’une amitié, d’une confiance, d’un amour, d’une part d’eux-mêmes. Chez tous, la peine et la perte sont plus profondes, mais tous restent résolus à cohabiter avec elles.

Comme les sentiments qui accablent les sujets, la ville surplombant Prière pour une mitaine perdue est prise dans un blizzard interminable, un blizzard que, étrangement, tous acceptent comme tel. La nuit est noire et la neige blanche tombe encore et encore sur Montréal. Et ainsi, les histoires se superposent sur fond du rude hiver québécois, suprême personnage symbolique à l’œuvre de Lesage. Telle la mitaine perdue du réalisateur, des images de l’hiver ponctuent abondamment la toile narrative, entrecoupant les témoignages. Et, dans cet hiver accompagné d’une musique jazz rappelant les reportages des années 1960 sur la ville et son peuple, les petites gens reproduisent les traditions d’autrefois. L’hiver québécois rime ainsi, ici, avec l’image de citoyens pelletant dans les rues étroites du Plateau, l’image de la jeunesse patinant ou jouant au hockey sur la glace du Parc Lafontaine, faisant de la raquette, de la luge et du ski de fond sur le Mont Royal. Marquée par un romantisme et une nostalgie, l’œuvre ancre volontairement son propos dans un passé spécifique. Ce passé, d’abord stylistique en ce qu’il s’inscrit en filiation avec le cinéma direct québécois (rapprochement avec le sujet, importance de la parole, regard anthropologique sur la manière de vivre des gens), devient l’image d’une perte propre à l’auteur : une perte identitaire, elle aussi bâtie sur de multiples petits symboles.

Dans le Québec contemporain multiculturel de Lesage, la neige pèse sur la ville, mais les déneigeuses, machines du présent, s’affairent interminablement à brasser et redéfinir le paysage. Les personnages regardent peut-être vers le passé, mais le temps reste une force impossible à combattre, les tirant nécessairement vers le changement. Au final, nous voyons tous, propose Lesage, une partie de nous-mêmes dans un tout petit objet sans importance que peut être une mitaine, une tuque ou une photo. Nous y voyons des symboles, des traditions, des traces de ce qui nous définit. Si faire le deuil de ces petits symboles est aussi grand, quel poids représente alors faire le deuil de notre identité? De ce thème difficile, Lesage arrive majestueusement à injecter humour et légèreté, poussant son cinéma dans de nouvelles avenues des plus excitantes. De Prière pour une mitaine perdue résonne ainsi surtout le bonheur de se rencontrer et de partager, et l’importance de reconnaître ce qui nous rassemble tous : notre capacité d’aimer et de vivre le deuil.

Séquences à la Berlinale 2020

1er mars 2020

Les prix

Anne-Christine Loranger

There is no Evil de Mohammad Rasoulof

La Berlinale 2020 aura représenté une variation sur le thème du mal de tête aux nouveaux directeurs Carlo Chatrian et Mariette Rissenbeek. Non seulement ils eurent à faire avec un événement international au milieu d’une épidémie, mais aussi à transiger, deux semaines avant l’ouverture, avec la découverte du passé nazi du respecté Alfred Bauer, directeur de la Berlinale de 1951 à 1976, et le changement subséquent de l’Ours d’argent attaché à son nom. Puis il y eut la tuerie néo-nazie de Hanau à la veille de l’ouverture, ce qui changea passablement le ton de cette dernière. Puis les problèmes liés au changement de direction du Berlinale Palast, où se trouvaient plusieurs salles de presse réservées aux équipes de radio et télédiffusion, et qu’on a dû déplacer beaucoup plus loin. Sans compter la coquille vide du centre d’achats Arcade en rénovation, dont l’aire de restauration représentait un haut lieu de rencontres et d’échanges autour des célèbres curry wursts berlinoises.

Cela n’a pas empêché de beaux moments de cinéma, mais les réjouissances ont été tempérées par les crises qui ravagent la planète, et ceci malgré le fait que la Berlinale est le plus politique de tous les festivals de cinéma. Les prix décernés en ce 70e anniversaire par le Jury présidé par Jeremy Irons ont donc particulièrement récompensé les films portant sur des questions socio-économiques brûlantes. Foin d‘Undine et autres Schwesterlein pour recevoir l’Ours d’or. C’est Sheytan vojud nadarad (There is No Evil) du cinéaste iranien Mohammad Rasoulof qui a récolté l’Ours, en plus d’avoir reçu en avant-midi le Prix de la Guilde du cinéma et le Prix œcuménique. Le film est composé de quatre court-métrages sur la peine de mort en Iran, particulièrement sur ses exécutants et montre, selon Jeremy Irons, « la toile qu’un régime autoritaire tisse parmi les gens ordinaires, les attirant vers l’inhumanité ». Selon les groupe d’activistes internationaux, des centaines de personnes sont exécutées chaque année en Iran.

Interdit de voyage et de travail comme son compatriote Jafar Panahi, également récipiendaire de l’Ours d’or en 2015 pour Taxi Téhéran, Mohammed Rassoulof n’a pu être présent pour la présentation de son film, ni pour la remise des prix. Le miracle de la technique a cependant permis de le rejoindre et de le voir par téléphone lors de la conférence de presse, pour entendre ses impressions. « Chaque être humain doit assurer la responsabilité de ses actes » a-t-il déclaré. « Quand la justification d’une personne pour ses actes vient de l’extérieur, d’une puissance supérieure, cela est toujours dangereux. Vous pouvez essayer de mettre de côté votre propre responsabilité et de faire porter le chapeau au gouvernement… mais [les gens] peuvent dire non. » (voir la revue du film au jour 9) Choix politique, bien sûr, mais également choix démocratique dans l’attribution du Grand Prix du Jury à l’excellent Never Rarely Sometimes Always d’Eliza Hitman, l’un des films préférés de la presse internationale (voir jour 8). Ce choix sera sans doute pris comme une claque dans la figure du Parti Républicain des États-Unis, qui cherche à abolir Roe vs Wade, la décision de la Cour Suprême qui donna le droit à l’avortement. Tant mieux! Autre choix social du Jury, Favolacce (Vilaines histoires) des frères italiens Fabio et Damiano D’Innocenzo a reçu l’Ours d’argent du meilleur scénario. Le film porte sur des familles vivant en marge dans les faubourgs pauvres de Rome.

À travers tout cela, la décision de donner au cinéaste coréen Hong Sang-soo l’Ours du meilleur directeur pour The Woman Who Ran (voir jour 6), en est une de pur amour du cinéma. Peu connu au Québec, les films de Hong Sang-soo mettent en scène des femmes fortes et des situations complexes et incertaines (voir l’article de couverture Une cigarette avec Hong Sang-soo, Séquences n. 308, mai-juin 2017). C’est un beau choix, salué par la critique.

Les Ours des meilleurs acteurs ont été attribué à Paula Beer, la magnifique interprète d’Undine (Ondine) de Christian Petzold (voir jour 4) et à Elio Germano pour son extraordinaire performance dans Volevo nascondermi (Hidden Away) de Giorgio Diritti (voir jour 6). Encore là, des préférés de la critique.

Le prix de la 70e Berlinale – anciennement le prix Alfred-Bauer, qui récompense des avancées dans le cinéma a récompensé (oh! bonheur) les cinéastes français Benoit Delépine et Gustav Kervern pour Effacer l’historique (voir jour 5). Juste décision puisque ce film ouvre des perspectives sur l’utilisation de l’humour pour dénoncer les dramatiques situations sociales engendrées par l’invasion technologique des GAFA (Google, Amazon, Facebook, Apple) par l’intermédiaire de leurs téléphones et média sociaux. 

Finalement, la décision d’attribuer un Ours d’argent au directeur photo Jürgen Jürges pour la cinématographie de DAU. Natasha (voir jours 7 et 8) peut être considérée  comme courageuse ou insensée, selon le point de vue qu’on a sur le projet. Le travail de cinématographie et d’éclairage de Jürges est effectivement remarquable. Ce n’est donc pas au Jury qu’on devrait s’en prendre mais plutôt à la décision des directeurs Carlo Chatrian et Mariette Rissenbeek de mettre un tel film en Compétition. Deux de nos collègues russes à la Berlinale ont d’ailleurs fait parvenir une lettre aux directeurs à ce sujet. Espérons que ce débat important pour l’avenir de l’art en général et du cinéma en particulier sera porteur de réflexion. Vous pouvez consulter la lettre à partir du lien suivant :

Mémorabilia

Poser une question à Hillary Rodham Clinton. Montrer à Omar Sy le chemin de son hôtel. Rencontrer devant l’hôtel Hyatt les charmants acteurs iraniens du film gagnant de l’Ours d’or. L’excellent cappuccino au lait d’avoine du Café Einstein en salle de presse. Rigoler avec Benoit Delépine et Gustav Kervern. Les délicieuses pommes croquantes de la compagnie Kanzi offertes aux visiteurs et journalistes. Se retrouver dans le film documentaire d’Abel Ferrara. 

Séquences à la Berlinale 2020

Jour 10 – Le Québec, adoré et oursiné

Anne-Christine Loranger

Goodbye Golovin de Mathieu Grimard

La journée d’hier s’est terminée chouettement avec une mention spéciale pour le court-métrage de Mathieu Grimard, Goodbye Golovin, dans la section Génération 14plus, confirmant la mainmise du Québec dans le cinéma pour jeunes. C’est la quatrième année en ligne qu’un prix est décerné à un film québécois, après ceux de Geneviève Dulude-De Celles (Une colonie, 2019), Luc Picard (Les rois mongols, 2018) et Sandrine Brodeur-Desrosiers (Juste moi et toi, 2018), sans compter la mention spéciale de Mathieu Denis et Simon Lavoie en 2017 pour Ceux qui font les révolutions à moitié n’ont fait que se creuser un tombeau. Rappelons que Philippe Falardeau l’avait également gagné en 2008 avec C’est pas moi, je le jure! André Melançon peut se reposer tranquille, sa descendance est assurée.

Les projections en Compétition s’étant terminées hier, c’est le temps de profiter des autres sections ! Berlinale Séries présentait pour la première fois une série québécoise. Revenant aux années 70, à son esthétique et à son innocence, C’est comme ça que je t’aime de François Létourneau et Jean-François Rivard est une réflexion désopilante sur le couple, un bijou d’humour, de dialogues surréalistes et de détours inattendus. Les deux épisodes présentés à Berlin montraient une histoire qui se tient sur elle-même par la seule force de son style : le public berlinois en riait encore à la sortie du cinéma. Une petite merveille en dix épisodes diffusés au Québec à partir du 6 mars.

La section Panorama donne une large part aux films LGBTQ, mais donne aussi la chance de voir des films déjà présentés dans d’autres festivals. C’est le cas de The Assistant, l’excellent film de la réalisatrice américaine Kitty Green, une œuvre tournée dans la mouvance de #Metoo, qui en évite tous les écueils. Julia Gardner, dont c’est le premier rôle au grand écran, y joue le rôle de Jane, une jeune femme nouvellement engagée comme assistante du PDG d’une grande compagnie de cinéma à New York. Intelligente et efficace, Jane affronte avec courage son énorme charge de travail, les exigences de son patron et l’épouse hystérique de ce dernier. Elle découvre en même temps un système abusif pour les jeunes femmes que son patron fait appeler dans son bureau. La réalisatrice a choisi de montrer le visage de Gardner en très gros plan pendant une bonne partie du film. Bonne décision puisque la jeune actrice, avec retenue et justesse, montre l’angoisse qui envahie peu à peu Jane au cours de sa journée de travail, tandis que les situations abusives de ses collègues et de son patron érigent lentement un mur autour d’elle.

Toujours dans Panorama, nous avons vu Mare, d’Andrea Štaka, touchante histoire d’une mère de famille de Dubrovnik en Croatie, qui mène sa famille et son mariage avec détermination. Pilier de la famille, elle fait de son mieux pour guider son fils adolescent vers ses études. Mais tout pilier, si solide soit-il, peut avoir envie d’avoir des ailes ! Une interprétation sincère et touchante de l’actrice Marija Skaričić et une excellente direction d’acteur. Les scènes de famille sont particulièrement bien réussies.

Enfin, un film documentaire qui recoupe deux sections, Panorama Documentaire et Génération, Always Amber, coming of age suédois de Lia Hietale et Hannah Reinikainen. Amber appartient à cette génération où le genre est fluide et qui refuse de se plier aux dictats du sexe et de l’appartenance de la société. Amber fait ses expériences d’amour et d’amitié et découvre le monde avec tendresse et curiosité. Le montage primesautier des images tournées en grande partie sur un téléphone, dépeint cependant bien cette génération d’expérimentation et de fluidité sexuelle qui est celle d’Amber et de ses comparses.

Ne manquez pas demain la couverture de la remise des Ours !

Bonheur du jour

Créé à partir d’un typo de notre collègue Malik Berkati le mot irrézizistible, qui se dit d’un type dont le pénis est irrésistible. La fatigue aidant, on devient quelque peu délirant !   

Lendemain de veille

Que nous espérons bien avoir dimanche, après une nuit de (modeste) beuverie, suivant la remise des prix.

Séquences à la Berlinale 2020

Jour 9 – Il y a du Arendt dans l’air

Anne-Christine Loranger

Undine de Christian Petzold

En ce jour 9 de la Berlinale, on oursine sérieusement. Les films préférés semblent tourner autour d’Undine de Christian Petzold, déjà honoré du prix de la presse cinématographique (FIPRESCI),  Schwesterlein de Stéphanie Chuat et Véronique Reymond, Never Rarely Sometimes Always d’Éliza Hitman et The Roads Not Taken de Sally Potter. Berlin Alexanderplatz de Burhan Qurbani récolte pas mal de voix et Rizi (Days) de Tsai Ming-liang a ses fans. 

En ce jour où on aurait aimé de jolis films faciles à appréhender, genre Pinocchio, l’horaire de la Compétition affichait Irradiés de Rithy Panh, un collage sur des images d’archives des guerres du XXe siècle, dont l’horreur n’a d’égale que la poésie. Effectuant des allers-retours entre la ferveur engendrée par les dictateurs et les conséquences horrifiques de leurs conflits, le cinéaste d’origine cambodgienne fait un montage d’une violence brutale sur ce que les guerres peuvent produire de pire. Le cinéaste ne nous ménage pas, même s’il mêle aux moments les plus difficiles des images d’une exquise délicatesse. Bref, 88 minutes éprouvantes mais sans doute nécessaires en cette époque où les dictateurs ont de nouveau la faveur.

L’Iranien Mohammad Rasoulof nous a en Compétition donné un goût des essais de la philosophe allemande Hannah Arendt sur la banalité du mal avec Sheytan Vojud Nadarad (Il n’y a pas de mal), une juxtaposition de quatre court-métrages sur les exécutants de la peine capitale en Iran. Quatre essais qui se répondent les uns les autres et permettent une discussion sur le degré de responsabilité des gens qui exécutent les prisonniers emprisonnés par un régime de plus en plus dictatorial. La soumission à l’autorité y est ici le thème central. Ce même thème est exploité dans la perspective opposée avec Police de la Française Anne Fontaine présenté dans la section Berlinale Special.  Trois officiers de la police parisienne (Omar Sy, Virginie Efira et Grégory Gadebois) qui doivent conduire un immigrant illégal à l’aéroport pour son extradition vers le Tadjikistan, apprennent que cela signifie pour lui un arrêt de mort. Si un parfum d’Arendt flottait également sur ce film, on pense également à I comme Icare (1979) de Henri Verneuil avec le regretté Yves Montand. Le film reproduisait l’expérience du psychologue Stanley Milgram en 1963, laquelle évaluait le degré d’obéissance d’un individu devant une autorité qu’il juge légitime. Pourquoi et comment des policiers dressés à obéir prendront-ils en effet la décision de sauver un pauvre type qui ne leur est rien et qui ne parle même pas leur langue? C’est subtil, bien fait au niveau cinématographique et merveilleusement joué par Sy, Sefira et Gadebois. Sy surtout, qui interprète un personnage au départ d’un machisme assez primaire, le laisse lentement découvrir comme un homme capable d’une grande profondeur.

Bonheur du jour

Le sourire et l’intelligence d’Omar Sy en conférence de presse.

Lendemain de veille

Retrouver aux nouvelles la même ferveur aveugle dans les rallyes de Donald Trump que dans ceux du film de Rithy Panh. Cela fait froid dans le dos. Bouge-toi, Bernie!

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