1er mars 2020
La journée d’hier s’est terminée chouettement avec une mention spéciale pour le court-métrage de Mathieu Grimard, Goodbye Golovin, dans la section Génération 14plus, confirmant la mainmise du Québec dans le cinéma pour jeunes. C’est la quatrième année en ligne qu’un prix est décerné à un film québécois, après ceux de Geneviève Dulude-De Celles (Une colonie, 2019), Luc Picard (Les rois mongols, 2018) et Sandrine Brodeur-Desrosiers (Juste moi et toi, 2018), sans compter la mention spéciale de Mathieu Denis et Simon Lavoie en 2017 pour Ceux qui font les révolutions à moitié n’ont fait que se creuser un tombeau. Rappelons que Philippe Falardeau l’avait également gagné en 2008 avec C’est pas moi, je le jure! André Melançon peut se reposer tranquille, sa descendance est assurée.
Les projections en Compétition s’étant terminées hier, c’est le temps de profiter des autres sections ! Berlinale Séries présentait pour la première fois une série québécoise. Revenant aux années 70, à son esthétique et à son innocence, C’est comme ça que je t’aime de François Létourneau et Jean-François Rivard est une réflexion désopilante sur le couple, un bijou d’humour, de dialogues surréalistes et de détours inattendus. Les deux épisodes présentés à Berlin montraient une histoire qui se tient sur elle-même par la seule force de son style : le public berlinois en riait encore à la sortie du cinéma. Une petite merveille en dix épisodes diffusés au Québec à partir du 6 mars.
La section Panorama donne une large part aux films LGBTQ, mais donne aussi la chance de voir des films déjà présentés dans d’autres festivals. C’est le cas de The Assistant, l’excellent film de la réalisatrice américaine Kitty Green, une œuvre tournée dans la mouvance de #Metoo, qui en évite tous les écueils. Julia Gardner, dont c’est le premier rôle au grand écran, y joue le rôle de Jane, une jeune femme nouvellement engagée comme assistante du PDG d’une grande compagnie de cinéma à New York. Intelligente et efficace, Jane affronte avec courage son énorme charge de travail, les exigences de son patron et l’épouse hystérique de ce dernier. Elle découvre en même temps un système abusif pour les jeunes femmes que son patron fait appeler dans son bureau. La réalisatrice a choisi de montrer le visage de Gardner en très gros plan pendant une bonne partie du film. Bonne décision puisque la jeune actrice, avec retenue et justesse, montre l’angoisse qui envahie peu à peu Jane au cours de sa journée de travail, tandis que les situations abusives de ses collègues et de son patron érigent lentement un mur autour d’elle.
Toujours dans Panorama, nous avons vu Mare, d’Andrea Štaka, touchante histoire d’une mère de famille de Dubrovnik en Croatie, qui mène sa famille et son mariage avec détermination. Pilier de la famille, elle fait de son mieux pour guider son fils adolescent vers ses études. Mais tout pilier, si solide soit-il, peut avoir envie d’avoir des ailes ! Une interprétation sincère et touchante de l’actrice Marija Skaričić et une excellente direction d’acteur. Les scènes de famille sont particulièrement bien réussies.
Enfin, un film documentaire qui recoupe deux sections, Panorama Documentaire et Génération, Always Amber, coming of age suédois de Lia Hietale et Hannah Reinikainen. Amber appartient à cette génération où le genre est fluide et qui refuse de se plier aux dictats du sexe et de l’appartenance de la société. Amber fait ses expériences d’amour et d’amitié et découvre le monde avec tendresse et curiosité. Le montage primesautier des images tournées en grande partie sur un téléphone, dépeint cependant bien cette génération d’expérimentation et de fluidité sexuelle qui est celle d’Amber et de ses comparses.
Ne manquez pas demain la couverture de la remise des Ours !
Bonheur du jour
Créé à partir d’un typo de notre collègue Malik Berkati le mot irrézizistible, qui se dit d’un type dont le pénis est irrésistible. La fatigue aidant, on devient quelque peu délirant !
Lendemain de veille
Que nous espérons bien avoir dimanche, après une nuit de (modeste) beuverie, suivant la remise des prix.
En ce jour 9 de la Berlinale, on oursine sérieusement. Les films préférés semblent tourner autour d’Undine de Christian Petzold, déjà honoré du prix de la presse cinématographique (FIPRESCI), Schwesterlein de Stéphanie Chuat et Véronique Reymond, Never Rarely Sometimes Always d’Éliza Hitman et The Roads Not Taken de Sally Potter. Berlin Alexanderplatz de Burhan Qurbani récolte pas mal de voix et Rizi (Days) de Tsai Ming-liang a ses fans.
En ce jour où on aurait aimé de jolis films faciles à appréhender, genre Pinocchio, l’horaire de la Compétition affichait Irradiés de Rithy Panh, un collage sur des images d’archives des guerres du XXe siècle, dont l’horreur n’a d’égale que la poésie. Effectuant des allers-retours entre la ferveur engendrée par les dictateurs et les conséquences horrifiques de leurs conflits, le cinéaste d’origine cambodgienne fait un montage d’une violence brutale sur ce que les guerres peuvent produire de pire. Le cinéaste ne nous ménage pas, même s’il mêle aux moments les plus difficiles des images d’une exquise délicatesse. Bref, 88 minutes éprouvantes mais sans doute nécessaires en cette époque où les dictateurs ont de nouveau la faveur.
L’Iranien Mohammad Rasoulof nous a en Compétition donné un goût des essais de la philosophe allemande Hannah Arendt sur la banalité du mal avec Sheytan Vojud Nadarad (Il n’y a pas de mal), une juxtaposition de quatre court-métrages sur les exécutants de la peine capitale en Iran. Quatre essais qui se répondent les uns les autres et permettent une discussion sur le degré de responsabilité des gens qui exécutent les prisonniers emprisonnés par un régime de plus en plus dictatorial. La soumission à l’autorité y est ici le thème central. Ce même thème est exploité dans la perspective opposée avec Police de la Française Anne Fontaine présenté dans la section Berlinale Special. Trois officiers de la police parisienne (Omar Sy, Virginie Efira et Grégory Gadebois) qui doivent conduire un immigrant illégal à l’aéroport pour son extradition vers le Tadjikistan, apprennent que cela signifie pour lui un arrêt de mort. Si un parfum d’Arendt flottait également sur ce film, on pense également à I comme Icare (1979) de Henri Verneuil avec le regretté Yves Montand. Le film reproduisait l’expérience du psychologue Stanley Milgram en 1963, laquelle évaluait le degré d’obéissance d’un individu devant une autorité qu’il juge légitime. Pourquoi et comment des policiers dressés à obéir prendront-ils en effet la décision de sauver un pauvre type qui ne leur est rien et qui ne parle même pas leur langue? C’est subtil, bien fait au niveau cinématographique et merveilleusement joué par Sy, Sefira et Gadebois. Sy surtout, qui interprète un personnage au départ d’un machisme assez primaire, le laisse lentement découvrir comme un homme capable d’une grande profondeur.
Bonheur du jour
Le sourire et l’intelligence d’Omar Sy en conférence de presse.
Lendemain de veille
Retrouver aux nouvelles la même ferveur aveugle dans les rallyes de Donald Trump que dans ceux du film de Rithy Panh. Cela fait froid dans le dos. Bouge-toi, Bernie!
27 février 2020
Au jour 8 de la Berlinale, sur Potsdammer Platz commencent les oursinations (voir le Bonheur du jour d’aujourd’hui). Tout le monde oursine dans sa tête, rassemble ses meilleurs films, discute avec les collègues, commente les choix, change son palmarès et ré-établi son bilan, toujours insatisfaisant.
Dans les oursinables, il y aurait certainement Never Rarely Sometimes Always de la réalisatrice américaine Eliza Hitman, laquelle porte bien son patronyme puisque son film frappe là où l’Amérique fait mal. Dans la Pensylvannie contemporaine, Autumn (Sidney Flanigan), une jeune fille silencieuse et stoïque de 17 ans, découvre qu’elle est enceinte. Comme il lui est impossible de se faire avorter dans son État sans le consentement de ses parents, elle s’embarque avec sa cousine Skylar (Talia Ryder) vers New York pour y subir l’intervention. Les contraintes administratives et financières se dressent sur le chemin des deux jeunes filles, en plus des prédateurs de tout acabit. Hitman fait un portrait consciencieux et détaillé de « l’affreux ordinaire » d’une jeune fille américaine, le harassement devenu norme et les embûches qui se dressent pour obtenir les soins d’une procédure légale. Oursinable pour la direction d’Éliza Hitman ainsi que pour ses jeunes actrices dont la performance est remarquable.
Agnieszka Holland, réalisatrice polonaise oursinée en 2017 pour Spoor (Empreintes) présentait ce matin Charlatan dans la section Berlinale Special Gala. C’est l’histoire vraie de Jan Mikolášek, un guérisseur herboriste tchèque qui soigna des millions de personnes dans sa pratique privée, avant d’être arrêté et condamné par les communistes. Holland, avouons-le, est l’une de nos artistes du cinéma préférées depuis Europa Europa (1992) et The Secret Garden (1993). Nous ne sommes donc pas objectifs en disant que Charlatan est une perfection du genre, que sa cinématographie est admirable, que son sujet est unique et que ses acteurs (Ivan Trojan, Josef Trojan et Juraj Loj) sont exquisement dirigés. Bon, bref, c’est Agnieszka Holland, qui a dirigé Mr. Jones en 2019 ainsi que trois épisodes de House of Cards, et nous l’aimons !
Rizi (Days), le film sans dialogue du Taïwanais Tsai Ming-liang, a suscité les discussions à la sortie de la projection, les journalistes étant divisés entre ceux qui trouvent magnifiques ces plans fixes dépourvus d’action sur la vie de deux hommes, l’un riche chinois et l’autre pauvre laotien, qui se rencontrent occasionnellement, et les autres que cela ennuie. Notre avis, en bout de ligne, se retrouve entre ces deux opinions. Le plan fixe et l’action lente ont définitivement leur place au cinéma, mais encore faut-il avoir un contenu solide. Ne s’improvise pas Bela Tarr qui veut! Étant donné la venue de la section compétitive Encounters, ne serait-il pas approprié de mettre de tels essais dans cette section? On pourrait y joindre DAU. Natasha dont la sexualité explicite et le viol à l’écran continue de semer la controverse. Des collègues russes parlent d’homophobie, d’abus sexuel et de harcèlement de la part du directeur Ilya Khrzhanovskiy. À l’heure de #Metoo, on ne pourrait pas faire du cinéma qui refuse d’abuser les femmes, les LGBTQ et les minorités? Une idée, comme çà…
Sur la lancée des abus, nous avons vu Curveball, premier long-métrage documentaire de Johannes Naber (Le Temps des cannibales, 2014). Après 2001, les Américains tenaient à aller « péter sa gueule à Saddam ». Mais pour cela, il leur fallait la preuve d’armes de destruction massive. Ce furent les informations (fausses) données à un expert allemand par un ingénieur chimiste irakien qui leur fournit l’excuse voulue. Mais alors que les Allemands auraient fort bien pu dénoncer l’information, ils choisirent de n’en rien faire. Honnêtement filmée, l’histoire du docu-fiction de Naber oscille entre le grotesque et le surréel. Mais, comme il l’annonce lui-même, « tout est réel ». Malheureusement.
Bonheur du jour
Oursiner, ce qui signifie attribuer un Ours. J’oursine, tu oursines, il oursine, nous avons oursiné, que j’eusse oursiné, etc. et ses dérivés comme dans « une actrice oursinable », « oursinablement parlant, il y aurait le film de… » et « le jury a commencé ses oursinations ».
Lendemain de veille
Apprendre que Frank-Walter Steinmeier, nommé au poste honorifique de Président de l’Allemagne en 2017, était le coordonnateur des services secrets allemands au bureau du Chancelier Gerhart Schroeder. Autrement dit, c’est lui qui a pris la décision de ne pas révéler au monde que l’histoire des unités mobiles d’armes bio-chimique irakiennes était un mensonge éhonté. Les Américains se sont servis de ce mensonge pour vendre la guerre en Irak en 2003. Ce n’est pas que nous comptions, mais juste en Irak, on en a pour 600 000 morts. Comment ces gens-là arrivent-ils à dormir la nuit?
Au jour 7 de la Berlinale, tous les critiques de presse sont amochés, cernés, épuisés et parfois malades. Bref, on en a marre ! Cela passe, les entrevues s’achèvent et bing ! chacun se met dès le jour 8 à afficher son petit palmarès personnel. C’est pourquoi la décision de la direction d’apposer aujourd’hui deux très longs films en projection de presse (Berlin Alexanderplatz et DAU. Natasha, respectivement 3 heures et 2,5 heures), en plus de l’exigeant The Roads Not Baken de Sally Potter, avait des airs de goulag. Genre épuisement physique et nerveux qui déstabilise et fait perdre toutes ses capacités critiques.
L’esprit du soviétisme constitue d’ailleurs le cœur du projet DAU, dont le premier long-métrage était présenté en Compétition. En septembre 2009, les cinéastes russes Ilya Khrzhanovskiy et Jekaterina Oertel construisirent un Institut de recherche en physique et technologie sur les lieux d’une piscine abandonnée en Ukraine. Cette vaste installation de recherche expérimentale, inspirée des instituts de recherche soviétiques, devint le plus grand plateau de tournage jamais construit en Europe. Les scientifiques pouvaient vivre et travailler dans cet Institut qui était également peuplé de centaines de participants volontaires soigneusement sélectionnés – artistes, serveurs, police secrète, familles ordinaires – isolés du temps et de l’espace.
Renvoyés dans le passé (à une période comprise entre 1938 et 1968), les participants vivaient comme leurs ancêtres en URSS, ils travaillaient, s’habillaient, se déshabillaient, s’aimaient, se dénonçaient et se détestaient. Cette vie non scénarisée a été filmée par intermittence pendant toute la durée de l’expérience à l’Institut, qui a duré d’octobre 2009 à novembre 2011. Des uniformes qu’ils portaient à la langue qu’ils utilisaient, leur existence était régie par « l’heure locale » de l’Institut – 1952, 1953, 1956, etc. DAU.Natasha suit l’actrice Natasha Berezhnaya dans le rôle éponyme d’une quarantenaire qui dirige la cantine de l’Institut dans les années 1950. La cantine est le cœur battant de l’Institut et tout le monde y passe : les employés, les scientifiques et les invités étrangers. Le monde de Natasha est partagé entre les exigences de la cantine pendant la journée et les nuits alcoolisées avec sa jeune collègue Olga (Olga Sergeevna Shkabarnya), au cours desquelles les deux femmes se querellent et se confient leurs espoirs d’un avenir différent. Un soir, lors d’une fête, Natacha se rapproche d’un scientifique français en visite, Luc Bigé, et les deux couchent ensemble. Le lendemain, la vie de Natasha prend un tournant dramatique lorsqu’elle est convoquée à un interrogatoire par le général du KGB Vladimir Azhippo qui s’interroge sur la nature de sa relation avec l’invité étranger.
DAU. Natacha est donc le premier long métrage de la simulation à grande échelle du système soviétique totalitaire d’Ilya Khrzhanovskiy. Le degré de véracité y est absolu, y compris les scènes sexuelles, explicites de A à Z, mais aussi les éprouvantes méthodes d’interrogation utilisées sur Natasha, reproduisant celles de l’ex-URSS. Efficace et troublant (mais long !)
En Compétition, la journée avait commencé avec le très attendu Berlin Alexanderplatz de l’allemand Burhan Qurbani sur l’histoire de Francis (Welket Bungué), un jeune Guinéen, seul survivant d’une traversée illégale. Francis se retrouve à Berlin où il réalise combien il est difficile d’être honnête quand on est un réfugié illégal en Allemagne – sans papiers, sans nation et sans permis de travail. L’offre du charismatique allemand Reinhold (Albrecht Schuch), un dealer de drogue, de gagner de l’argent facile devient d’autant plus alléchante, même quand cela le met en conflit avec son amoureuse, la belle Mieze (Jella Haase). Pour son troisième long métrage, Burhan Qurbani prend le risque de raconter une histoire originellement tournée sous forme de série télévisée par le légendaire réalisateur Werner Fassbinder, à partir du roman d’Alfred Döblin. Mis en scène avec une caméra d’une grande sensualité dans le Berlin contemporain, cette nouvelle version présente Reinhold et Mieze comme les pôles opposés qui s’affrontent au sein de Francis. Albrecht Schuch incarne un véritable diable, psychopathe manipulateur, tentateur et jaloux, qui attire Francis encore et encore dans ses filets. À l’opposé, Mieze est capable d’un amour sans retenue pour Francis qu’elle tente de délivrer de la présence maléfique de Reinhold. Intense et sensuel (mais long !)
Sandwiché entre les deux biggies, le film fort attendu de Sally Potter présentait une brochette d’acteurs de haut calibre (Javier Bardem, Salma Hayek, Elle Fanning et Laura Linney) dans The Roads Not Taken, un film intimiste et poignant. Sally Potter y suit une journée dans la vie de Leo (Javier Bardem) et de sa fille, Molly (Elle Fanning), tandis que cette dernière se débat avec les défis de l’esprit chaotique de son père. Alors qu’ils se frayent un chemin dans la ville de New York, le voyage de Leo prend un caractère hallucinatoire, car il flotte à travers des vies alternatives qu’il aurait pu vivre, amenant Molly à lutter avec sa propre destinée. La démence du père et ses pertes de repère n’ont d’égale que l’amour de la fille, qui lutte avec acharnement pour le suivre dans ses délires. Bardem, Hayek, Linney et Fanning dirigés par l’une des plus grande poètes-cinéaste au monde, cela pourrait difficilement être mauvais. De fait, c’est magnifique (et court !)
Bonheur du jour
Le chocolat Cailler de notre excellent collègue Malik Berkati, qui nous amène cela de Suisse à chaque année. La présence chocolatée de Malik n’est certes pas la seule raison de faire la Berlinale, mais c’en est une bonne.
Lendemain de veille
Avoir à manquer la fin de la conférence de presse de The Roads Not Taken avec Javier Bardem pour courir vers la projection de Dau. Natasha. Sniiiiiiiiiiff !
25 février 2020
Hong Sang-soo est le cinéaste de l’incertitude. C’est un mot qu’il avait particulièrement aimé quand nous l’avions interviewé en 2017 pour On the Beach at Night Alone, où son actrice Kim Min-hee avait remporté l’Ours d’argent. Avec The Woman Who Ran, présenté en Compétition, Kim Min-hee est de retour, de même que l’incertitude. Car la méthode du cinéaste n’a pas changé : Sang-soo part à l’aventure dans tous ses films, sans savoir où il va lors de ses tournages, sans destination précise, en surfant à la surface de ce qui se produit devant sa caméra. En conférence de presse, il nous est apparu encore plus Zen que d’habitude, aussi gentil et fin dans ses remarques. Suivant la ligne entamée bien avant #metoo, The Woman Who Ran met en scène des femmes : quatre femmes fortes qui se parlent, qui s’écoutent, qui cherchent à se comprendre et qui, toutes, ont fui une situation ou une relation oppressante. Qui est cette femme qui a couru? Le cinéaste lui-même déclare avec un sourire ne pas en être certain. L’incertitude, toujours…
Dans la section Berlinale Special, nous avons vu l’excellent Persian Lessons de l’ukrainien Vadim Perelman (House of Sand and Fog, 2003). Reza, un jeune juif belge (Nahuel Pérez Biscayart) envoyé en camp de concentration, échappe de peu à la mort en prétendant être perse. Son unique chance de survie dans le camp est d’y enseigner le farsi, langue qu’il ignore, à Klaus (Lars Eidinger) un officier qui rêve d’aller vivre à Téhéran après la guerre. Grâce à son travail de greffier dans le camps, Reza crée un extraordinaire système pour inventer et enseigner une langue dont il ignore tout.
Lars Eidinger et Nahuel Perez Biscayart se retrouvent chacun dans un autre film en Compétition (Eidinger dans Schwesterlein et Biscayart dans El Profugo) ce qui en dit long sur le talent de ces deux acteurs. Intelligents et captivants, ils nous mènent avec aplomb dans l’extraordinaire histoire concoctée par Vadim Perelman. « Je voulais humaniser ces officiers nazis », a déclaré ce dernier. « Je voulais les montrer avec leur personnalité, leurs goûts et leurs aspirations au milieu de la vie des camps. » Ce n’est pas que l’œuvre de Perelman soit dépourvue de la cruauté quotidienne des Waffen-SS (hommes et femmes), mais celle-ci y est enrichie d’une psychologie qui la rend, si possible, encore plus troublante. « Je ne suis pas un assassin » affirme l’officier Klaus, responsable de la table des officiers dû à son expérience comme chef d’un grand restaurant. « Mais tu t’assures que les assassins sont bien nourris ! » lui rétorque Reza avec l’assurance de ceux qui ont abandonné l’idée de survivre. L’histoire de Perelman a le mérite de montrer les membres féminins des Waffen-SS qui travaillaient dans les camps et leur relations avec les autres soldats, officiers et prisonniers, dans des rôles complexes et intéressants. Cela change agréablement, même pour dépeindre des monstres.
Un bonheur n’arrivant jamais seul, nous avons également vu en Compétition le très beau Volevo Nascondermi (Hidden Away) du cinéaste Giorgio Diritti, qui y relate la vie troublée du peintre italien Antonio Ligabue. Enfant prompt aux crises de colère, le petit Toni sera abandonné par sa mère et élevé par un couple en Suisse, alternant les séjours en hôpital psychiatrique et les humiliations des gens du crû. Renvoyé en Italie où il vivra dans la plus grande misère, il sera finalement aidé par un peintre local qui lui offre un toit. La générosité de cette famille lui offrira la possibilité d’avoir accès à des couleurs et à des pinceaux. Dévoré de la souffrance issue de son enfance, Antonio trouvera un exutoire dans l’art et deviendra au final l’un des plus grands artistes italien de l’après-guerre. Un très beau film habité par une somptueuse caméra et surtout par la présence oursinale (i.e. qui mérite un Ours) d’Elio Germano.
Bonheur du jour
Le soleil ! Et la conférence de presse avec Hillary Clinton, toujours aussi intelligente et sûre d’elle pour présenter Hillary, la série télévisée en quatre épisodes qui porte sur… Sur qui, au fait ?
Lendemain de veille
Parler avec un journaliste grec et l’entendre dire que le seul film qu’il a aimé de toute la Compétition a été… Le sel des larmes (voir notre mention de quatre lignes au jour 3). Au secours !
Temps doux menant à de la pluie, ce soir sur la Vieille Rue Potsdammer, mais soleil dans nos cœurs après le visionnement en Compétition du film de Gustav Kervern et Benoit Delépine, le cruel et hilarant Effacer l’historique, sur trois victimes des médias sociaux qui déclarent la guerre aux géants technologiques. Ce dixième film du couple Kervern-Delépine (Saint-Amour, Mammuth) est d’abord et avant tout un manifeste pour l’humain et une révolte contre l’abrutissement technologique dont le monde entier est devenu la victime. Réflexion sociale acérée autant que burlesque, le film est porté par les excellents Benoit Podalydès, Corinne Masiero et surtout Blanche Gardin, dans un inoubliable personnage de « ménagère en jachère ». Cruel, touchant et irrésistible.
Dans la catégorie opposée, Schwesterlein (Petite sœur), drame de Stéphanie Chuat et Véronique Reymond, réunit Nina Hoss et Lars Eidinger, deux des plus grands acteurs allemands dans un couple de jumeaux, Lisa et Sven. Quand Sven, star du théâtre berlinois, a besoin d’une greffe de moelle osseuse, sa sœur Lisa répond présent, comme elle l’a toujours fait, sacrifiant sa famille en Suisse et jusqu’à sa carrière d’auteure de théâtre, pour aider son jumeau à guérir. Mais Sven a autant besoin des soins de sa sœur qu’elle a besoin de lui pour retrouver le goût d’écrire. Ouvertement inspiré du conte Hansel et Gretel, le scénario raffiné des réalisatrices suisses Reymond et Chuat est dirigé avec maîtrise et donne lieu à des scènes bouleversantes. Cruel, touchant et irrésistible.
Des hôpitaux suisses, on saute dans Siberia, l’archipel intérieur d’Abel Ferrara où Willem Dafoe interprète un ermite ayant fui dans les montagnes russes pour échapper aux souvenirs qui le hantent. Ce goulag de l’esprit prend la forme de rêves, de souvenirs et mêmes de présences démoniques. Dommage que le scénario de Ferrara comporte autant de phrases clichées et que son montage coupe le fil de la prestation de Dafoe, qui donne tout ce qu’il a. Cruel, parfois touchant et malheureusement résistible.
Bonheur du jour
Revoir Jason et ses huîtres de Nouvelle-Écosse au sein de l’événement présentant le festival canadien Devour, consacré au cinéma culinaire. Inspiré de la défunte section Culinary Cinema de la Berlinale, Devour est devenu le festival de films culinaires le plus important au monde, attirant des milliers de personnes chaque année en octobre dans la petite ville de Wolfsville en Nouvelle-Écosse. En plus des huîtres, pétoncles et homards étaient au rendez-vous. Menoum !
Lendemain de la veille
Les files d’attente pour les projections de presse à l’entrée du Berlinale Palast, chose inconnue auparavant et les nouveaux horaires qui confondent tous les vieux habitués (dont nous sommes).
24 février 2020
Si, grâce à son champagne et à son soleil, Cannes est le festival du glamour Berlin, pour cause de schnaps et de grisaille, est celui de la politique. En ce dimanche berlinois, la politique était cependant loin dans les pensées lors de la projection du délicieux Pinocchio de Matteo Garrone (Dogman) dans la section Berlinale Special. Roberto Benigni, fan de l’histoire au point d’avoir voulu y jouer lui-même le rôle-titre dans sa production malheureuse de 2002, y revient ici dans le rôle de Geppetto, le pauvre père de l’aventureuse marionnette de bois. C’est touchant, souvent drôle, et parfois cruel comme tous les bons contes de fées. Les effets spéciaux qui donnent au visage du jeune Frederico Lelapi l’apparence d’une marionnette de bois y sont au service de l’histoire (et non l’inverse) et les somptueux décors offre un bel écrin pour les personnages habilement déguisés. Deux heures de bonheur mêlées de quelques larmes parce que Roberto Benigni en Geppetto c’est… Vraiment c’est… (sniff!)
Un paquet de Kleenex plus tard, nous avons vu Undine de l’Allemand Christian Petzold, certainement le film le plus attendu de la Compétition. Ce nouvel opus du talentueux réalisateur de Barbara (2012) et de Transit (2018) est une exquise histoire d’amour basée sur la légende des sirènes, lesquelles tuaient les hommes qui les délaissaient. Paula Beer, qu’on voit partout depuis Frantz (2016), y interprète Undine, une jeune guide qui effectue la présentation de maquettes historiques sur la ville de Berlin. Suite à une déception amoureuse, elle rencontre Christoph (Franz Rogowski), un plongeur industriel avec lequel elle visite les profondeurs des lacs de barrages. Original et inventif, le scénario de Petzold est soutenu par la subtile caméra de son vieux comparse Hans Fromm, lequel crée de magiques atmosphères subaquatiques. Le couple Beer-Rogowski, déjà rencontrés dans Transit, est d’une chimie palpable à l’écran. Une belle histoire d’amour brillamment menée et pleine de sensibilité, au point de nous faire saluer la pluie qui tombait drue en sortant de la projection, puisqu’elle nous gardait dans l’esprit aquatique du film.
Les traditions ancestrales en conflit avec la religion des colonisateurs composaient les thèmes des deux films suivants, soient Todos os mortos du Brésilien Caetano Gotardo, présenté en Compétition et High Ground de l’Australien Stephen Maxwell Johnson, dans Berlinale Special. Situé dans le Brésil de 1899 où l’esclavage vient tout juste d’être aboli, Todos os mortos présente un brillant portrait des femmes de deux familles en conflit. Les Soareses, producteurs de café et anciens possesseurs d’esclaves sont confrontées à demander les services d’Ina, une ancienne esclave autrefois renvoyée à cause de sa fidélité à la religion de ses ancêtres africains. Sensuelle dans ses textures, l’approche de Caetano juxtapose les époques pour illustrer l’importance de l’héritage ancestral même au sein de la vie moderne. Son film montre de subtils portraits de femmes fortes et complexes, confrontées dans leurs convictions religieuses les plus profondes, mais forcées par la force des choses à l’entraide.
À l’opposé, Stephen Maxwell dans High Ground, fait le récit d’un conflit ouvert et meurtrier entre guerriers Maoris et chasseurs de tête blancs dans l’Australie de 1931. Douze ans après que sa famille ait été massacrée sans raison par des chasseurs de tête, le guerrier Baywara cherche vengeance. À l’écoute de la sagesse la Mère-Terre, son père souhaite, lui, restaurer l’équilibre détruit par la violence et la colère.
L’un et l’autre film met en lumière les équilibres millénaires détruits par l’arrivée des colonisateurs blancs, tant au niveau de l’écologie que du sacré. Là où les deux réalisateurs font fort, c’est de mettre en valeur à quel point ces deux questions sont irrémédiablement liées.
Bonheur du jour : Le party de l’ambassade du Canada est LA soirée à ne pas manquer à la Berlinale. Compte tenu de sa proximité sur Potsdammer Platz et de l’engouement des Allemands pour tout ce qui concerne le Canada, c’est toujours réussi. Surtout depuis que notre ami Jason y amène dans ses valises des huîtres fraîches de Nouvelle-Écosse. Huître par huître, nous nous rapprochons de l’Illumination bouddhique. Cependant, la dissolution de l’ego étant un long processus (surtout pour un journaliste), cela prend beaucoup d’huîtres !
Lendemain de veille : Littéralement, après avoir copieusement arrosé les huîtres de Jason de gin tonic Ungava. Nous allons revoir Jason derrière son bar à huîtres demain pour l’événement de promotion de Devour, le festival canadien consacré au cinéma culinaire. Esprit de Bouddha, me voici !
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