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Séquences à la Berlinale 2022 – Jour 1

11 février 2022

Peter Von Kant de François ozon

Avec 1600 membres de la presse présents (au lieu des 5000 habituels), et alors que les membres du EFM (European Film Market)  sont condamnés à visionner les films en ligne, la Berlinale nous semblait un peu vide ce matin à notre arrivée sur Potsdamer Platz, la célèbre place berlinoise construite sur les ruines du Mur. Point de foule de journalistes et distributeurs se massant pour pénétrer dans les salles et foin des joyeux tumultes de retrouvailles et d’échanges qui précèdent habituellement les conférences de presse. Alors qu’avant le badge de presse suffisait pour entrer, on doit réserver ses billets en ligne pour toutes les projections et toutes les conférences remplies à 50%. Places attitrées, ne vous en déplaise. Si cela a l’avantage d’offrir un siège supplémentaire pour disposer ses petites affaires, n’empêche que tout cet espace donne une impression de tristesse. Souhaitons que la nature humaine, qui a horreur du vide, sache le combler avec de belles expériences de cinéma. Le jury international semblait bien prêt à le faire, les Karim Ainouz (Brésil, Algérie), Said Ben Said (France, Tunisie), Anna Zohra Berrached (Allemagne), Tsitsi Dangarembga (Zimbabwe), Ryûsuke Hamaguchi (Japon) et Connie Nelsen (Danemark), présidés par nul autre que le cinéaste M. Night Shyamalan (USA), ont allègrement répondu aux journalistes et partagé avec joie leur premier grand moment de cinéma (grâce à une question de Séquences, hum!)

Parlant de cinéma, le film d’ouverture Peter von Kant de Francois Ozon, présenté en Compétition, nous a une nouvelle fois permis d’apprécier la diversité du talent de ce cinéaste inclassable, qui touche à tous les styles en se trompant rarement. Le film réinvente Les larmes amères de Petra von Kant de Rainer Werner Fassbinder, qui percuta les écrans pour la première fois en 1972… lors de la Berlinale! Ozon transforme cependant le huis clos entre femmes de Fassbinder. En lieu et place de Petra, une dessinatrice de mode lesbienne, de sa cousine Sidonie, de son amante Karin ainsi que de Marlène son assistante dans un luxueux appartement de Cologne, Ozon met en place des personnages masculins et excorie son message politique. La filiforme Petra devient ainsi Peter (Denis Menochet), un cinéaste de talent, bedonnant et abusif, Marlène, l’assistante souffre-douleur qui ne prononce pas un mot de tout le film est maintenant Karl (Stéphane Crépon), un jeune dont la minceur contraste avec le pesant Peter. Sidonie (Isabelle Adjani) est une actrice rendue célèbre vingt plus tôt par Peter. Et Karin devient Amir, un splendide jeune homme dont Peter tombe éperdument amoureux. Jeux de pouvoir, rapports de force, règlements de compte, sensualité de l’image et richesse des coloris, beaucoup de ce qui faisait la force du film de Fassbinder est présent dans le film d’Ozon. Outre le message politique, il y manque cependant la lenteur de la caméra de Fassbinder, qui semblait flotter à travers les personnages et donnait une touche d’autant plus lancinante aux échanges brutaux entre les femmes que ses images constituaient un régal pour les yeux. Reste que le Peter de Denis Ménochet, qui a le physique de Fassbinder lui-même, est déchirant dans sa passion pour Amir qui lui fera verser, lui aussi, des larmes amères. Quand à la Sidonie interprétée par une Isabelle Adjani sérieusement amincie et dont le visage un peu figé (botox!) garde tout de même la qualité d’expression de son magnifique regard, elle est cette diva qui a souffert aux mains d’un réalisateur et qui règle ses comptes avec lui, en toute amitié malsaine. Elle est théâtrale et subtile, innocente et secrètement farouche. Un bon rôle pour elle.

Rimini, le film de l’Autrichien Ulrich Seidl, porte sur un chanteur de charme sur le retour (Michael Thomas), qui divertit les seniors en visite d’hiver dans les hôtels quasi vides et enneigés de Rimini en Italie.  Les temps sont durs pour le chanteur vieillissant et il doit louer sa maison à des fans tout en se logeant dans des hôtels vides. Il s’envoit également en l’air avec les soixantenaires payantes du coin. Le film revient à un ancien sujet de Seidl dans sa série Paradis : Amour où il explorait la vie de cinquantenaires qui se rendent dans des lieux de vacances au Sénégal pour trouver des hommes africains prêts à leur faire l’amour contre rétribution financière. Seidl revient au sexe payant dans des lieux de villégiature, mais cette fois-ci il nous montre la vie solitaire et somme toute assez triste d’une ancienne vedette de seconde catégorie, auquel il ne reste que peu de choses dans la vie, sinon ses costumes de scène, l’amour de ses vieilles fans et l’alcool. Mais soudain, sa fille fait son apparition et exige l’héritage de sa mère.

Viens je t’emmène d’Alain Guiraudie

La section Panorama nous a offert hier Viens je t’emmène d’Alain Guiraudie, une comédie dramatique filmée à Clermont-Ferrand (France) portant sur Mérédic (Jean-Charles Clichet), un jeune homme tombé amoureux d’une prostituée mariée et qui se retrouve à héberger Salim (Illiès Kadri), un jeune sans-abri origine arabe qui a fui sa famille de Lyon. Tout cela alors que Clermont-Ferrant vient de vivre sa première attaque terroriste. La présence de plus plus insistante de Salim s’effectue au grand dam de certains voisins de son immeuble et avec l’approbation de certains autres. Guiraudie s’amuse à déconstruire les clichés et à confronter bonnes intentions, bêtise malsaine et peur du Jihad. Il confronte son public et le force à examiner ses préjugés à travers une oeuvre touchante et originale.

ANNE-CHRISTINE LORANGER

Les Vidéographes au FIFA – Tracking shots

26 mars 2021

Jason Béliveau

Oh la la du narratif (Sylvie Laliberté, 1997)

Le centre d’artistes Vidéographe célèbre cette année ses 50 ans et pour l’occasion le cinéaste Luc Bourdon (La mémoire des anges, La part du diable) a eu la tâche de « monter » deux programmes de courtes vidéos pigeant parmi un demi-siècle de création faste (plus de 2300 œuvres), présentés en ce moment dans le cadre du Festival international du film sur l’art.

L’avènement de la vidéo au Québec au début des années 70 amène un vent de liberté favorisant les expérimentations. Les vidéastes utiliseront leur outil d’enregistrement à d’autres fins que les cinéastes, ceux-ci souvent prisonniers d’une dichotomie fiction/documentaire. Les captations de performances iront côtoyer des images plus personnelles, filmées à la première personne sous forme de confession, près du journal intime.

Les programmes se déclinent d’ailleurs de cette façon. Le premier (Le théâtre de mes images) est concerné selon Bourdon par « l’idée de l’autoreprésentation, de ce selfie devenu très commun. » Le deuxième programme (Performance pour un écran) se concentre justement sur l’apport de la vidéo dans le développement des pratiques performatives.

Du propre aveu de Bourdon, « [f]aire de la programmation, je n’y vois pas de différence avec le montage, il suffit de savoir la longueur du souffle à tenir. […] Chaque morceau fait partie d’un grand puzzle. Les œuvres font partie d’un tout, mais doivent se répondre. »

Parmi les incontournables des deux programmes, notons d’abord Oh la la du narratif de Sylvie Laliberté, journal intime aux touches naïves sur l’attrait des contraires, alors que Laliberté narre poétiquement sa relation amoureuse avec un prisonnier sur des images d’elle qui danse, heureuse, insouciante presque. Il y a aussi le remarquable Joan and Stephen (Monique Moumblow, 1996), débutant dans une mise en scène formaliste, très près du film noir ou du mélodrame, avant de basculer vers une confession fantasmée de la cinéaste. Ce survol d’une pratique méconnue est une invitation à plonger dans la Vithèque de Vidéographe en ligne et de prolonger le plaisir et les découvertes.

Citations de Luc Bourdon tirées d’une entrevue menée par Nicole Gingras dans le cadre du FIFA

Pour voir les programmes (jusqu’à dimanche le 28 mars)
Vidéographe 1 – Le théâtre de mes images
Vidéographe 2 – Performance pour un écran

Philippe Falardeau – Le charme discret de l’émotion

8 mars 2021

Crédit photo : Julie Artacho

Propos recueillis par Anne-Christine Loranger

Annoncé (à tort) par la rumeur comme le Devil Wears Prada(2006) de la littérature, My Salinger Year de Philippe Falardeau a bien plus à voir avec un coming of age mutuel, genre Finding Forrester (2000), qu’avec la relation de harcèlement moral relatée dans le roman de Lauren Weisberger et magistralement portée à l’écran par le couple Streep-Hathaway. Si on y retrouve également le récit autobiographique d’une jeune femme à son premier emploi (Margaret Qualley) confrontée à une femme d’expérience (Sigourney Weaver), la comparaison doit s’arrêter là, au risque de créer de la déception. Séquences a rencontré Philippe Falardeau à Berlin, à la suite de la sortie du film en ouverture officielle du Berlinale 2020.

Monsieur Falardeau, pour préparer cette entrevue, je me suis assise au piano à queue du Hyatt Berlin, parce que c’était le seul endroit qui me semblait évoquer l’expression quiet emotional [silencieusement émotif], qui pour moi informe tout le film.

C’est drôle cela, Martin Léon [le compositeur de My Salinger Year] est allé s’y asseoir à ce piano à queue, hier soir.

Vous avez dit en conférence de presse avoir choisi cette phrase pour centrer votre film, mais aussi parce qu’elle vous ressemble. Est-elle aussi centrale dans le livre de Joanna Rakoff [My Salinger Year, 2014] que dans le film ?

Non, ce n’est pas aussi central. C’est important dans le livre, mais il y a beaucoup de choses d’importance simultanée dans le livre que tu ne peux pas explorer dans un film parce que tu ne peux pas explorer plusieurs couches en même temps. Le quiet emotional dans la vraie lettre du garçon de Winston-Salem qui écrit à Salinger, c’est un lapsus.

Un lapsus ou un extraordinaire jeu de mots avec quiet emotional, qui signifie « très émotif » ?

Ce n’est pas un jeu de mots. À moins que je… En fait, cela n’a pas d’importance ! Je pense qu’un lapsus informe sur la pensée de quelqu’un. Et elle, Joanna [Margaret Qualley], se rend compte que c’est ce qu’elle-même est devenue. La difficulté du film, parce qu’il n’arrive rien de spectaculaire, c’est comment créer cette tension qui va soutenir l’intérêt du spectateur. Il faut que ce soit quelque chose qui est non dit, mais qui est là depuis le début. Joanna se fait un peu embobiner par un mec et devient sa blonde du jour au lendemain, sans trop savoir pourquoi et sans avoir dit à son autre gars qu’elle le laissait. Tout est non dit. Puis là, elle est prise dans du non-dit et se retrouve dans une agence où on lui dit « Toi, tu n’écris pas des histoires ? Parce que moi, je n’embauche pas quelqu’un qui écrit des histoires ! » et elle répond « Non, je n’écris pas d’histoires », alors que oui, elle en écrit. Et là, elle se retrouve dans un entonnoir de non-dits qui informe sur qui elle est, sur ce qu’elle garde à l’intérieur d’elle. Et donc, il y a un autre moment central dans le film où elle dit « Comment se fait-il qu’on fasse tous semblant ? ». Il y a un passage dans le livre que je reprends, quand elle écrit la lettre pour répondre au garçon de Winston-Salem avec le dictaphone et qu’elle dit « We’re all pretending that everything is fine » et au fond, il n’y a rien qui est fine. Et je pense qu’elle a vécu cela dans sa propre vie. Joanna Rakoff n’a pas été voir la vraie Margaret [Sigourney Weaver] à la maison avec un bouquet de fleurs, mais elle en parlait dans son livre comme une intention qu’elle portait et je me suis dit « Ah ! C’est une porte. Il faut l’ouvrir et faire une scène avec cela ».

Et filmer quiet emotional, on fait cela comment ?

Ben, c’est des gros plans sur des visages…

Je dis cela parce que la lumière est très particulière, comme une bulle d’or qui nimbe Joanna.

Oui, c’est une lumière éthérée. C’est ce que je souhaitais avec la directrice photo Sara Mishara. Le film commence avec Joanna qui regarde à la caméra et qui invite le spectateur dans une convention où il est dit « Je vais vous raconter quelque chose qui vient de se passer, avec le recul ». Et là, on est dans cette bulle, qui permet aussi des apartés un peu plus poétiques. Donc la lumière devait centrer sur Joanna parce que, et je reviens sur cette explication, étant donné que ce n’est pas une histoire avec des revirements de situation, c’est une histoire où tu dois être dans la perspective et dans l’intimité de quelqu’un. La lumière devait composer avec cela.

Et l’esthétique que vous cherchiez, au-delà de la bulle, dans New York ?

New York, c’était un peu ce qu’on pouvait faire avec les moyens qu’on avait. Il fallait que je respecte certaines choses au niveau de la crédibilité, mais les tournages ont eu lieu à Montréal, donc c’était plus de dire « Je suis dans le Brooklyn des années 1990, c’était un peu plus sale et je ne peux pas ouvrir le champ de la caméra, parce que je n’ai pas les moyens, on est à Montréal ! ». Après, cela devient Manhattan dans la rue. Cela je pense qu’on l’a bien eu même s’il y a très peu de scènes. Et après, c’est l’agence littéraire. Mais l’agence donne une coloration au reste du film qui est hors du temps parce que quand on rentre dans l’agence, on n’est plus en 1995, on est presque en 1930. C’est ce qui donne la coloration ambrée au film, parce que ce sont des textures de vert foncé, de brun, d’or, c’est de l’art déco et donc c’est ce qui donne la coloration au film et à ce New York-là. On a refait les décors de l’agence de Salinger dans l’édifice Halstead à Montréal, selon la description du livre de Joanna Rakoff. Et la vue de l’extérieur c’était des édifices de Montréal, la Banque Nationale, la Banque de Montréal, mais cela avait l’air de Manhattan. L’esthétique que je voulais c’était une caméra relativement stable, posée, proche de Joanna, avec des moments exutoires comme le moment de danse où là, on ouvrait un petit peu et on utilisait la steady cam

[Ici, notre entrevue s’est interrompue cinq minutes à cause de l’apparition d’une tornade. Une splendide tornade de gens qui embrassaient et remerciaient Falardeau avec effusion et proposaient de travailler à nouveau avec lui, particulièrement Sigourney Weaver, vêtue d’un sublime tailleur pantalon rose et noir qui lui faisait une silhouette de rêve. La vie de critique, parfois, peut être un grand cadeau !]

Je ne vais pas vous demander si Sigourney Weaver est facile d’approche…

Très facile d’approche ! C’est seulement la nervosité de rencontrer quelqu’un que tu as vu pendant des années… Le problème avec les stars ce sont les barrières que constitue l’entourage. Une fois que cela est franchi et que commence le travail, tu parles comme avec n’importe qui. Ce qu’elle aimait c’est que des fois je me roulais par terre, j’allais me cacher en dessous du bureau pour faire rire le monde, pour me déstresser aussi. Les acteurs sont tout le temps dans des situations de jeu. C’est cela qu’ils font, ils jouent. Et moi aussi, je joue. Je ne joue pas leur rôle, je joue moi-même.

Séquences à la Berlinale 2021 – Jour 6

7 mars 2021

La mif (Fred Baillif) – Génération – Ours de Crystal du Meilleur film jeunesse 14 plus

Coups de poing au cœur

C’est un film coup de poing. Pas seulement parce qu’il montre un groupe d’adolescentes dans un foyer pour jeunes en nous révélant l’intimité de leur lutte pour leur survie au sein d’un système en panne. C’est aussi parce que ces jeunes filles ont trouvé au sein de ce groupe qui ne s’est pas choisi, leur mif, leur famille.  Et que cette famille leur est essentielle.

C’est un film coup de poing. Pas seulement parce qu’il montre les interactions souvent brutales de jeunes dans un foyer mais aussi leurs éducateurs, menés avec empathie par la directrice Lora (Claudia Grob), leurs difficultés, leurs maladresses et leurs coups de barre.

C’est un film coup de poing. Pas seulement à cause des abus et négligences qu’ont subi ces jeunes filles, mais aussi les abus qu’elles commettent, les crises qu’elles engendrent par colère ou par défi, sans en comprendre la portée.

C’est un film coup de poing. Pas seulement parce qu’il superbement joué par des actrices qui parviennent à nous faire rire autant qu’elles nous font pleurer. C’est aussi parce que le montage déconstruit de leurs histoires et de celle de Lora est un bijou de précision qui garde l’intérêt du spectateur sans le perdre dans des méandres.

C’est un film coup de poing. Pas seulement à cause de la précision de ses cadrages et la beauté de ses gros-plans mais aussi parce qu’en s’approchant au plus de la vérité sans chercher à faire joli, il nous montre une splendide et éclatante vulnérabilité. 

C’est un film coup de poing. Pas seulement pour la pertinence de son écriture, mais parce la sexualité ouverte, branchée et sans complexe d’Audrey (Anaïs Uldry), Novinha (Kassia Da Costa), Précieuse (Joyce Esther Ndayisenga), Justine (Charlie Areddy), Alison (Amélie Tonsi), Caroline (Amandine Golay) et Tamra (Sara Tulu) est un majeur tendu vers l’administration qui les gère et à qui elle fait peur. 

C’est un film coup de poing.

C’est un film coup de fouet.

C’est un film coup de couteau.

Un film magnifique qui va droit au cœur.

ANNE-CHRISTINE LORANGER

Séquences à la Berlinale 2021 – Jour 5

6 mars 2021

A Cop Movie (Alonso Ruizpalacios) – Compétition

La police n’a pas tellement la cote, pas plus ici qu’au Mexique où la corruption policière est monnaie courante. Les premiers instants de A Cop Movie d’Alonso Ruizpalacios peuvent surprendre par la bizarre héroïsation du travail policier qu’elles présentent – surtout au générique d’ouverture – mais on sent rapidement que quelque chose cloche. On se trouve d’abord plongé dans une fiction tristement clichée, puis on tombe dans un documentaire stylisé dans sa façon d’imager les témoignages, mais tout aussi affligeant dans son propos. On y découvre les détails du quotidien d’un couple de policiers, Montoya et Teresa. Après plusieurs scènes qu’on aurait souhaitées moins nombreuses, le cinéaste dévoile finalement l’envers du décor et on réalise que les deux agents que l’on voyait depuis le début sont en fait des acteurs.

A Cop Movie se joue de son spectateur, le confronte, mais ce n’est que pour donner plus de force à la critique qu’il fait du fonctionnement de la police mexicaine. Ses multiples couches, à mesure qu’elles se dévoilent, construisent son propos de façon moins directe, mais oh combien plus stimulante! La démarche de Ruizpalacios ne s’arrête pas à une banale représentation de surface de l’univers policier, approche qui se serait contentée d’adopter un point de vue uniquement extérieur. Il a eu la brillante idée de faire passer les acteurs incarnant Montoya et Teresa par un processus d’immersion d’une centaine de jours que ceux-ci devaient filmer et documenter. Ils étaient entre autres obligés de participer à une formation académique et d’accompagner des agents en patrouille. Par le biais de leurs témoignages et de ceux d’ex-policiers, A Cop Movie permet une incursion plus tangible et mieux documentée dans le monde bien particulier de la police mexicaine.

Il ne faut cependant pas s’attendre ici à de grandes révélations, l’enjeu principal du film étant le système de corruption en place, chose que personne n’ignore au Mexique. La proposition artistique demeure toutefois unique et entièrement réussie, ce qui n’était pas gagné d’avance pour une œuvre à la structure aussi complexe. Alors que les films hybrides articulent en général assez mécaniquement documentaire et fiction, Ruizpalacios propose pour sa part une singulière imbrication qui parvient à véhiculer un propos homogène et étayé.

JÉRÔME MICHAUD

Inteurodeoksyeon (Introduction) – (Hong Sang-soo) – Compétition – Ours d’argent meilleur scénario

Interactions dans le désordre

Après s’être longuement penché sur les interactions féminines, Hong Sang-soo nous montre ici l’univers d’un jeune homme, Young-ho (Seok-ho Shin).  Beau, grand, intelligent, gentil, il semble avoir tout pour lui. Et pourtant, il n’arrive pas à avoir de contact avec son père. Et pourtant, sa copine qui étudie la mode en Allemagne, le quitte pour un Allemand. Et pourtant, il interrompt sa carrière d’acteur à cause de trop de pudeur.

Nous l’avons dit, nous le répétons, Hong Sang-soo est le cinéaste de l’incertitude. C’est aussi vrai ici. Divisé en chapitres, Introduction est constitué d’une série d’interactions dans le désordre (mais l’est-ce vraiment?), à des mois, voire des années d’intervalle où Young-ho, son père, sa mère, sa copine, la mère, l’amie de cette dernière et un ami célèbre de son père discutent et fument d’innombrables cigarettes sans que ces discussions aboutissent sur l’écran. Elles aboutissent, bien sûr, mais dans la tête du spectateur. Le réalisateur nous laisse juste assez d’information pour que nous puissions nous forger notre propre scénario, tout en restant dans l’incertitude. Young-ho deviendra-t-il acteur? Se remettra-t-il avec la copine qui l’a laissé et qu’il retrouve à la fin sur une plage?

Autrement dit, Hong Sangsoo nous envoie le début d’une situation de vie et nous laisse imaginer la suite. Le point de ce qu’il montre, au sein de dialogues vagues en surface mais diablement précis quand on comprend ses intentions, ne sont pas les paroles mais l’échange, l’être ensemble, dans sa fragile humanité, ses inconstances et ses pudeurs. À cette humanité le spectateur – quand il accepte de jouer le jeu, ajoute la sienne aux beaux plans en noir et blanc.

Hong Sang-soo, qui lui-même fume comme une cheminée (voir notre entrevue dans Séquences intitulé Une cigarette avec Hong Sang-soo, Séquences no 308, Mai-Juin 2017) montre ses interactions les plus parlantes alors que ses personnages prennent une pause-cigarette.  La société coréenne tout entière semble alors contenue dans l’œil du cinéaste lors de ces échanges subtils, comme toujours filmés de côté à l’aide de plans fixes. Et, peut-être parce que depuis plusieurs années il tourne à l’étranger, elle nous devient accessible à nous aussi. Telle une petite fenêtre qui s’ouvre dans la chambre enfumée des cloisonnements culturels.

ANNE-CHRISTINE LORANGER

Séquences à la Berlinale 2021 – Jour 4

5 mars 2021

Ballad of a White Cow (Behtash Sanaeeha et Maryam Moghadam) – Compétition

L’an dernier, l’Ours d’or a été décerné à Mohammad Rasoulof pourThere Is No Evil, œuvre de fiction dénonçant l’emploi de la peine de mort en Iran. Cette années, le prestigieux prix aurait pu être attribué à un autre film iranien – mais le jury en a décidé autrement – le très réussi Ballad of a White Cow de Behtash Sanaeeha et Maryam Moghadam (aussi actrice principale du film), ce qui aurait été d’autant plus inusité que l’œuvre traite en partie des mêmes enjeux.

Le film ne perd pas de temps avant d’engager son spectateur dans un drame déchirant de tristesse : un an après la mort de Babak, exécuté pour meurtre, un représentant du système de justice apprend à Mina, la femme du défunt, qu’un individu a avoué être l’auteur du crime, que son mari a donc été mis à mort pour rien, par erreur. Comme c’est souvent le cas dans le grand cinéma iranien, Ballad of a White Cow dénonce les pernicieux rouages étatiques et sociaux qui conduisent à des situations insoutenables pour ceux qui les vivent. Ici, l’erreur judiciaire est absolument irréparable et le manque d’empathie pour Mina déplorable. Même si une somme d’argent lui est offerte, rien ne pourra ramener le père de sa fillette, Bita, qu’elle élève maintenant seule. Pour en remettre, la famille Barak, avec qui Mina est en froid, tente de lui en retirer la garde. Toute cette chute s’arrête nette lorsque Reza, mystérieux ancien ami de Barak, débarque à la rescousse de Mina.

Alors qu’on suivait constamment Mina depuis le début, Sanaeeha et Moghadam la délaisse un instant pour révéler au spectateur ce qu’elle continuera d’ignorer : Reza l’aide parce que, étant l’un des juges qui a condamné à mort Barak, il se sent coupable et souhaite racheter sa faute. Sanaeeha et Moghadam livrent une histoire au scénario impeccable qui sait émouvoir et toucher son spectateur d’un bout à l’autre. À l’aide d’une mise en scène précise et sans fioriture, Ballad of a White Cow parvient à donner corps à une relation fragile qui unit deux être délaissés et meurtris. Alors que le récit tend à les rapprocher, les cinéastes suggèrent à plusieurs reprises la frontière qui les sépare. Une bien étrange histoire d’amour, impossible certes, mais lorsqu’il ne reste rien d’autre, qu’une pléthore d’impératifs sociaux et religieux ont restreint les possibles, la vie continue tout de même par-delà les injustices et la souffrance.

JÉRÔME MICHAUD

Théo et les métamorphoses (Damien Odoul) – Panorama

Fiction documentaire poétique (hé oui!)

Dans la série des films inclassables, Théo et les métamorphoses constitue une œuvre de choix. Trop beau et trop finement filmé pour se classer dans la catégorie des films « alternatifs », à la fois docu, fiction et poème cinématographique, cette œuvre a le mérite de montrer un jeune homme souffrant de trisomie B dans son monde intérieur, ses rêves, ses divagations et ses délires. Si l’œuvre de Damien Odoul trouve le moyen de garder son auditoire relativement captif grâce à la beauté de ses images et à l’originalité de son propos, il peine à vraiment intéresser.

Théo, âgé de 22 ans, vit avec son père photographe dans une vallée boisée en marge du monde. Selon le jeune homme, qui narre sa réalité en voix hors-champ, leur maison est un camp secret pour créer des maîtres d’arts martiaux. Soumis à une discipline rigide par un père peu chaleureux, Théo s’entraîne tous les jours aux arts martiaux et rêve de devenir champion du monde de boxe thai. Il rêve d’être bien des choses, mais ses rêves sont souvent limités par la présence autoritaire de son père. Quand ce dernier s’en va sous prétexte d’une « non-exposition » de photos à préparer, l’imaginaire de Théo part en cavale. On le suit, sans savoir si vraiment il étrangle son père et l’envoie par le fond dans la rivière, si vraiment il forge une amitié avec un serpent, si vraiment il se croit quand il dit vouloir devenir cinéaste.

Le monde de Théo est en fait une utopie, dans laquelle il « nique sa trisomie », dans laquelle il est le plus fort, dans laquelle il est un amoureux et un créateur. Créateur, il l’est cependant, au sein de rêves de plus en plus fous, sans doute pas si éloignés des nôtre alors que le confinement nous gratouille de partout. Théo a cependant la grâce de métamorphoser les gratouillements de sa solitude en poésie et à se donner une discipline qui fait défaut à la plupart d’entre nous. Notre société, nous montre le film de Damien Odoul, aurait beaucoup à apprendre de lui.

ANNE-CHRISTINE LORANGER

Séquences à la Berlinale 2021 – Petite maman prise 2

4 mars 2021

Un simple voyage dans le temps

Céline Sciamma n’est est pas à ses premières armes à la Berlinale ou sur la scène internationale. Cinéaste de films prisés comme Portrait de la jeune fille en feu (2019) et Tomboy (2011), elle compte également des collaborations en tant que scénariste pour les très beaux Ma vie de Courgette (2016) de Claude Barras et Avoir 17 ans (2016) d’André Téchiné. Avec Petite Maman, elle raconte une histoire d’une immense complexité sous des dehors de simplicité absolue.  Nelly, une petite fille de huit ans qui vient de perdre sa grand-mère, se retrouve avec sa mère Marion et son père dans la maison de la défunte. La mère, encore plus triste qu’à son d’habitude, délaisse son mari et s’en va. Nelly, désœuvrée alors que son père vide la maison, s’aventurant dans les bois, rencontre une autre petite fille de huit ans. Elle s’appelle Marion et elle construit une cabane dans la forêt. C’est, tout simplement, la mère de Nelly à huit ans qui se prépare à subir une opération dont Nelly a entendu parler toute sa vie. Les deux petites filles s’amusent avec leur cabane, puis retournent à la maison de Marion. Nelly revoit sa grand-mère de 18 ans plus jeune et expérimente la jeunesse de sa mère, une jeunesse un peu triste que cette nouvelle amitié éclaire comme un éclat de soleil entre les nuages.

Petite Maman constitue une nouvelle approche dans le récit des voyages dans le temps. Un voyage sans machine ou véhicule et où la finalité du voyage n’est ni le présent ou le futur mais le temps partagé. Le film lui-même et son montage constituent le véhicule. Une simple coupe d’image téléporte les personnages et les rassemble. Sciamma filme ses jeunes interprètes de près dans des lumières tamisées, presque glauques, et des extérieurs boisés. Cela donne le ton à la fois doux et triste qui permet de saisir d’où vient la mélancolie de Marion la mère et le désir de Nelly de se rapprocher d’elle, de trouver la source de sa tristesse et de la soutenir. Sous-tendu par un scénario intime et délicat, l’histoire nous porte avec douceur, sans émotion indue malgré le trouble de la situation.

L’art du cinéaste réside dans sa façon de permettre la suspension du doute et d’évoquer des mondes. On peut tenter de le faire avec un immense paquet de fric et une brochette de vedettes, à la Marvel, et se ramasser avec du fast food sur grand écran. On peut aussi choisir d’y aller avec une extrême simplicité, comme on trouve une talle de fraises chauffées au soleil, un beau jour d’été.

Petite Maman n’est peut-être pas le film haut en couleurs qu’on voudrait. C’est peut-être celui dont on a besoin…

ANNE-CHRISTINE LORANGER

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