Mot de la rédaction

No 327 – Le secret des dieux

7 juillet 2021

Twin Peaks: The Return

Dans les dernières semaines, j’ai entendu mon lot d’histoires qu’on m’a sommé de ne pas ébruiter. Parfois des ragots, dans certains cas des rumeurs sans grande importance, souvent des témoignages consternants de la bouche de principaux témoins ou concernés. Assez pour se lancer gaiement dans l’écriture d’un petit Livre noir du cinéma québécois. Vous me direz que c’est comme ça dans tous les milieux. Il y a l’histoire officielle, celle des communiqués de presse et des réseaux sociaux, puis celle officieuse, faite de teintes grises et de détails croustillants, qui circule de façon aléatoire, selon le principe du téléphone arabe, au point qu’il peut être tout autant risqué de s’y fier lorsqu’elle parvient à ses oreilles. L’être humain adore colporter des histoires et être le dépositaire de secrets bien gardés ! Ne mentez pas, vous aussi avez déjà ressenti ce petit frisson lorsque sont prononcés ces mots en apparence naïfs : « Garde ça pour toi, mais j’ai entendu dire que… »

Aucun scoop digne d’Échos vedettes ne vous sera ici dévoilé. Ce n’est ni le lieu ni l’endroit. En toute franchise, la plupart du temps je préférerais ne pas être mis au courant de ce qui se trame dans les coulisses de l’industrie et n’avoir qu’à me concentrer sur le contenu des films à couvrir, à décortiquer et à mettre en lumière. Les critiques ont-ils à se mêler de ce genre d’intrigues ? Ce qui revient à poser cette sempiternelle question : à quel point peuvent-ils fricoter en toute impunité avec cinéastes, programmateurs et comédiens ? Pauline Kael, c’est bien connu, soupait volontiers avec les cinéastes qu’elle appréciait et défendait. D’un autre côté et plus près d’ici, Robert Lévesque soutient que, dans ce métier ingrat, il faut être « l’allié de personne ». Où trancher ? Et il est particulièrement difficile, vu la taille du Québec, de ne pas moindrement « se fréquenter ». D’autant plus que le critique doit plus que jamais diversifier son porte-folio. Ceux qui gagnent ainsi leur vie ne sont pas légion; on peut sûrement les compter sur les doigts d’une main et ils travaillent dans deux ou trois médias de masse. Autrement, il faut s’organiser, en devenant programmateurs, enseignants, directeurs de festival, scénaristes, éditeurs, animateurs de cinéclubs. Le critique est partout et, qu’il le veuille ou non, finit toujours par tout savoir.

Alors, il fait quoi avec ce qu’il sait, le critique ? Surtout lorsqu’il détient des informations qu’il considère comme d’intérêt public ? Des informations qui touchent des organismes et festivals subventionnés ? Savoir sans agir reviendrait-il à cautionner des largesses, des manquements à l’éthique ? Je connais plusieurs critiques qui préfèrent garder profil bas et se concentrer sur les films, faisant fi de leurs tenants et aboutissants. Et ils ne sont pas à blâmer, leur travail étant déjà assez compliqué comme ça ! Mais force est d’admettre que nous sommes parfois bien envoûtés devant les images qui dansent sur nos écrans, au point d’oublier qu’il n’y pas que les films qui sont tissés d’illusions.

JASON BÉLIVEAU
RÉDACTEUR EN CHEF

No 326 – L’œil qui pétille

30 mars 2021

A Clockwork Orange (Stanley Kubrick, 1971)

Je me suis lancé comme défi cette année de voir tous les films du top 100 du British Film Institute. Ce palmarès, créé en 1952 et mis à jour tous les dix ans, fait figure d’évangile; vous pouvez le remercier si vous savez sans le savoir que Citizen Kane est « the greatest film of all time », (Vertigo lui a par contre ravi sa palme en 2012). Petite crème apaisante sur l’anxiété : j’ai vu la majorité des entrées de cette liste canonique (76 % au moment d’écrire ces lignes). Il y a encore quelques omissions gênantes au tableau de chasse (La dolce vita, Ugetsu) et certains films seront revus pour dissiper toute incertitude (ai-je vu cet Ozu, ou le confonds-je avec un autre ?), mais dans l’ensemble, l’exercice n’est pas que profitable, il est également hautement réjouissant.

Épaulé par Letterboxd, je dissèque donc avec une attention maladive la plus insignifiante évolution dans mes statistiques de visionnement. Réseau social des cinéphiles, Letterboxd permet à ses abonnés et abonnées payants d’accéder à un nombre considérable d’informations relatives aux films qu’ils ont vus. Les plus prédisposés – et j’en suis – peuvent ainsi se repaître dans une abondance d’informations toutes les plus superflues les unes que les autres. Par exemple, je peux vous nommer l’actrice dont j’ai vu le plus de films en 2017 (France Castel – les perspicaces comprendront que j’avais vu beaucoup de Forcier) et celui de mon studio américain chouchou en 2020 (Paramount). Je peux vous dire que dans ma vie j’ai vu 33 Scorsese, 14 Mike Leigh et 11 Shōhei Imamura. Que ma décennie favorite est celle des années 1950. Que j’ai vu sept films thaïlandais, autant d’égyptiens, mais encore aucun de l’Afghanistan. Et ainsi de suite, à en faire somnoler Paul Houde. Chaque clic sur une année, un réalisateur, une directrice de la photographie ou un comédien fait défiler un cortège infini de nouveaux films insoupçonnés et intrigants. C’est le jeu de la taupe, mais chaque coup de mailloche est en fait un coup d’épée dans l’eau.

Comment pourrais-je satisfaire une bonne fois pour toutes le cinéphile en moi ? Que d’heures mal investies au fil des ans ! Je dois m’activer et entraîner mon muscle cinéphile. Fini les écarts de conduite, fini les facilités, je délaisse les plateformes aisément accessibles au profit des coins les plus malfamés d’Internet. Je veux du rare, de l’introuvable, du difficile mais nourrissant, des perles : un lien torrent d’un obscur pinku eiga, un coffret DVD bootleg des œuvres de Straub-Huillet, un .mov d’un Jonas Mekas partagé par un ami via WeTransfer. Les pupilles dilatées, devenues des trous noirs absorbant toute lumière, je suis le monstre du Voyage de Chihiro à l’appétit vorace. Je dois parachever mon œuvre de visionnement ! Tout voir sans distinction ! Tous les muets de Lubitsch, tous les westerns de la Republic Pictures, tous les films en Technicolor trichrome, tous les Police Academy ! Vingt-quatre images par seconde ? J’en veux le double, le triple ! L’intégral du septième art dans ma mémoire vive, branché dans mes veines ! Et quand j’aurai tout vu, tel un roi fou régnant sur un royaume désert, seulement là pourrai-je m’assoupir l’esprit tranquille. En attendant vous m’excuserez, mais je vous quitte pour aller voir Sunrise de Murnau.

Pouvez-vous croire que je ne l’ai jamais vu ?

JASON BÉLIVEAU
RÉDACTEUR EN CHEF

No 325 – Fatigue et enchantement

6 janvier 2021

Ne croyez surtout pas que je hurle (Frank Beauvais, 2019)

Il faut s’organiser. Je me suis installé un bureau à l’étage de mon appartement. Peinture aux teintes apaisantes, lampe murale et chandelles IKEA, la totale. Entouré de piles de magazines et de livres, structures vacillantes et précaires, je réponds à mes courriels, assiste à d’inéluctables réunions Zoom, vois mes journées s’égrener au rythme de courts métrages que j’écoute pour le travail, un premier avec le café matinal, un deuxième sur l’heure du dîner, un troisième en fin d’après-midi, un dernier en soupant. Les apôtres de l’ultralibéralisme et de l’autorégulation des marchés peuvent dormir sur les deux oreilles : le confinement rend productif. À vrai dire, je ne l’ai probablement jamais autant été, productif, chaque minute étant réfléchie et investie en fonction des menues tâches à accomplir. Manufacture d’objectifs à rayer de mon cahier Rhodia, ce minuscule espace circonscrit mon existence pandémique, et malgré l’épuisement certain, celui de ne pas savoir, ou de ne pas pouvoir savoir, j’y suis tout de même bien.

Le soir, je lis. Black Light. Pour une histoire du cinéma noir et Joan Crawford. Hollywood Monster, publiés par l’excellent distributeur français Capricci. L’essai Xénomorphe. Alien ou les mutations d’une franchise de Megan Bédard, paru aux Éditions de ta mère. Patti Smith, des livres d’histoire… n’importe quoi. Lutter par l’absorption d’informations brutes, s’accrocher à celles-ci comme un enfant s’accroche à son jouet préféré, par cette crainte irrationnelle qu’on lui ravisse pour toujours. Gobe, gobe, gobe. Je me sens comme ces extraterrestres ou ces humains du futur qu’on voit dans les films, qui atterrissent sur terre ou à notre époque et qui, grâce à des pouvoirs mentaux inédits, font défiler sur un ordinateur et intègre toute notre culture et notre histoire en trois minutes. Tout y passe, sans distinction ou hiérarchie : des sublimes films de l’Égyptien Shadi Abdel Salam (Le paysan éloquent et La momie) aux vidéos de youtubeurs comme Scott the Woz, analysant avec humour et érudition l’industrie du jeu vidéo.

L’hiver a pris ses aises, mais nous sommes engourdis déjà depuis des mois par la routine et la lumière blafarde de nos écrans. Cet état de flottement perpétuel m’a ramené à la mémoire l’essai documentaire Ne croyez surtout pas que je hurle de Frank Beauvais, vu à la Cinémathèque québécoise dans le cadre du Festival du nouveau cinéma en 2019. En retrait du monde suite à une rupture amoureuse difficile, Beauvais voit pour oublier, ou plutôt pour étouffer sa peine, quatre ou cinq films par jour, sur une période de plusieurs mois. Il en tirera un montage d’extraits de 400 métrages, la plupart obscurs, courtepointe rythmant de façon frénétique le récit narré à la première personne d’une perte, et d’un retour graduel à la vie « normale ». Je pense à ce film bouleversant parce que je me demande – et je n’ai pas de réponse – si le cinéma m’aide à oublier, ou au contraire à me souvenir une vie d’avant. Simulacre ou miroir fidèle. Un peu des deux bien sûr.

Présentement mis à l’épreuve dans ses fonctions divertissantes, le cinéma s’avère (je n’en ai jamais vraiment douté) de solides béquilles, et bien qu’il fasse gris dehors et à l’intérieur depuis mars dernier, je sais maintenant que je ne serai jamais tout à fait triste ou désemparé tant que j’aurai des films à ma portée. Tant qu’il me restera des films d’Éric Rohmer à découvrir ou revoir, tant que je pourrai compter sur une comédie de Steve Martin pour me remonter le moral, tant qu’il y aura des tops de fin d’année à établir et la promesse d’un retour dans les salles obscures, où nous pourrons tous nous ensemble saisir l’étrange imprévisibilité du monde.

JASON BÉLIVEAU
RÉDACTEUR EN CHEF

No 324 – Engagez-vous (qu’ils disaient)

23 septembre 2020

Illustration : Mathieu Labrecque

Des « pas de colonne », les Québécois ? Des béni-oui-oui, passifs, aliénés et contents de l’être, au point de n’avoir aucune réelle perspective sur leur condition réelle ? Ou plutôt, le Québec serait-il cet eldorado des rêves et légendes, paradis où tout un chacun peut vaquer à ses occupations l’esprit tranquille, confortable dans le giron d’une province où la justice prévaut et où le racisme systémique n’existerait tout simplement pas ? Et lequel de ces deux extrêmes pourrait expliquer ce flagrant manque d’intérêt de notre cinéma envers notre histoire politique et l’engagement citoyen ? En considérant la totalité de notre production cinématographique des 10 dernières années, il n’y aurait aucune raison de s’insurger au Québec. Ni même d’ériger des monuments à la gloire de nos politiciens ou de nos militants les plus notoires.

Les États-Unis l’ont vite compris (ils l’ont l’affaire) : le cinéma est un fabuleux moyen de se constituer en tant qu’utopie fonctionnelle. Pour citer la célèbre phrase à la fin de The Man Who Shot Liberty Valance : « When the legend becomes fact, print the legend ». Quand la légende devient réalité, imprimez (ou filmez) la légende. Mais pour chaque Mr. Smith Goes to Washington savamment mis en scène, pour chaque hagiographie édifiante, Hollywood produit en contrepartie un All The President’s Men, rappelant qu’il faut demeurer alerte et méfiant face au pouvoir, quel qu’il soit. Ainsi, une sorte d’équilibre est atteint. Au Québec, impossible de s’entendre sur quelle figure à immortaliser, alors qu’un politicien déterminant comme René Lévesque continue de diviser. Malgré deux miniséries télévisuelles au succès mitigé (1994 et 2006), comment imaginer, dans le contexte actuel, qu’un biopic à grand déploiement pourrait lui être consacré ?

Les railleries de la satire sont plus dans nos cordes, du sympathique Guibord s’en va-t-en guerre au cynique Votez Bougon, ainsi que les retours à la crise d’Octobre, blessure encore fraîche, de façon détournée dans Les rois mongols ou frontalement avec La maison du pêcheur et Corbo. Mais cela est bien peu en tenant compte du nombre effarant de récits initiatiques (le je avant le nous) qui nous sont présentement proposés. En dehors des controversés Laurentie et Ceux qui font les révolutions à moitié n’ont fait que se creuser un tombeau, de Mathieu Denis et Simon Lavoie, au sujet de notre marasme identitaire moderne et du legs du Printemps érable, le cinéma politique, engagé ou non (comment ne pourrait-il pas l’être ?), semble autant nous exciter qu’une potentielle suite à French Immersion – C’est la faute à Trudeau. En attendant le jour où un producteur zélé proposera à la SODEC un film sur le règne de Jean Charest, mettant en vedette Paul Doucet, tiens, espérons revoir poindre chez nos cinéastes de fiction une volonté claire de mettre en scène les institutions qui nous constituent et nous régissent. Car il n’y a que les bienheureux, donc les imbéciles, pour ne jamais rien remettre en question.

Le cinquantième anniversaire de la crise d’Octobre est donc une occasion de revenir sur cette question de l’engagement et du politique dans notre cinéma, en prenant comme point de départ la sortie récente du documentaire Les Rose de Félix Rose, vibrant portrait d’une famille marquée par le militantisme, et particulièrement de deux frères qui ont décidé de servir leur cause, l’affranchissement identitaire et économique des Canadiens français, jusqu’à un point de non-retour. De circonstance, on farfouille dans nos archives et on ramène de l’avant un logotype introduit en couverture de notre numéro du mois de février 1971, qui n’a pas pris une ride et qui s’adapte joliment aux éléments graphiques déjà en place. Je profite aussi de l’occasion pour remercier l’artiste-collagiste Jennyfer Bouliane pour cette œuvre originale en couverture, prenant comme matériau de base cette photo devenue emblématique de Paul Rose, poing en l’air. 

JASON BÉLIVEAU
RÉDACTEUR EN CHEF

No 323 – Prophètes de malheur

24 juin 2020

Illustration : Mathieu Labrecque

Au jeu des pronostics, l’industrie cinématographique s’est toujours révélée en trompe-la-mort. Depuis l’avènement du son dans les années 1920, cette « mort du cinéma » guette, telle une épée de Damoclès, à la faveur de chaque révolution technologique qui, supposément, viendrait sceller à jamais son sort. Pourtant, Hollywood continue de pondre des Fast & Furious aux deux ans et Vincent Guzzo de projeter des films pro-vie au nom de la liberté d’expression. Cette inclination du cinéma à toujours anticiper sa mort relève sans doute d’un plaisir masochiste, mais le septième art trouve aujourd’hui en la pandémie de COVID-19 un adversaire de taille qui, si elle ne lui assène pas ce coup de grâce tant redouté (ou secrètement désiré), accélérera sans doute, pour reprendre une formule récente de Michel Houellebecq, « certaines mutations en cours ». 

Au Québec comme ailleurs, les inquiétudes sont grandes. Tournages suspendus, salles closes jusqu’à nouvel ordre, distributeurs désemparés : le portrait à court et à moyen terme n’a rien de reluisant. Dans l’attente, l’offre se concentre en ligne, les festivals s’adaptent, Netflix, Amazon Prime et les autres s’arrogent une part toujours plus grande du gâteau. Des laissés-pour-compte s’invitent à la fête : les ciné-parcs, réduits jusqu’alors à l’incongruité anachronique, à ranger aux côtés des Walkman jaunes de Sony et de Windows 95, reviennent à l’avant-scène, leurs handicaps devenant tout à coup d’indéniables avantages. 

Le problème est complexe, truffé d’impondérables, de « sans précédent » à s’en gratter la barbiche. Car nonobstant la qualité des contenus promotionnés, en la considérant uniquement comme une machine à fric, l’industrie du cinéma continue (pour l’instant) d’être profitable. Et dans quelques cas précis, elle ne l’a jamais autant été, à un point tel qu’il serait difficile de ne pas considérer la salle comme un fâcheux intermédiaire. Le cas de Trolls World Tour est à cet effet probant. Proposé en PVOD (premium video on demand) le 10 avril dernier, après que sa sortie en salle a été suspendue, le film d’animation engrange en trois semaines plus de profits que son prédécesseur, Trolls, en cinq mois d’exploitation « classique ». Profits que la Universal n’aura pas à partager avec les grandes chaînes de salles, comme AMC et Regal aux États-Unis. Les représailles de ces deux dernières entreprises ne se sont pas fait attendre : elles refusent à l’avenir de projeter dans leurs complexes les films du studio proposés simultanément en PVOD. 

Les spécificités attrayantes de la salle n’ont plus à être énumérées. Nous les connaissons toutes. Nous n’avons pas à défendre la légitimité de cette expérience exceptionnelle, demeurée la même dans son essence depuis le 28 décembre 1895. Mais, alors que plusieurs salles au Québec sont confrontées à de graves difficultés financières, que les distributeurs parviennent difficilement à faire du profit sur les films qu’ils défendent, que l’arrêt des tournages laisse présager une carence de nouveaux contenus pour les mois à venir, il faut se demander si le système en place sera toujours « viable » dans les mois et années à venir. C’est pour cette raison que nous consacrons 13 pages dans ce numéro à ces questions épineuses, dont les aboutissants n’ont pas fini de nous surprendre. 

Nos pensées vont aux amis et amies cinéastes, producteurs et distributeurs, à celles et ceux qui dirigent, programment et coordonnent festivals, salles et cinéclubs. Oui, les critiques sont parfois cyniques. Oui, ils sont bons pour mettre en relief le laid, le négatif, ce qui ne fonctionne pas. Mais ils croient sans l’ombre d’un doute que nous nous reverrons tous très bientôt dans les salles de cinéma. Foi de prophètes de malheur.  

JASON BÉLIVEAU
RÉDACTEUR EN CHEF

No 322 – Petit guide à l’intention du jeune critique de cinéma

30 mars 2020

Illustration : Mathieu Labrecque

Salut à toi, critique novice, béjaune, duvet au menton,

Je t’écris aujourd’hui affligé d’un léger vague à l’âme. Ah ! C’est que nous avons la vie dure, nous, critiques. Nous sommes assiégés de toute part ! Les cinéastes nous voient comme des « ratés sympathiques », selon l’idiome popularisé par la toune Ordinaire de Robert Charlebois. Les distributeurs et relationnistes nous considèrent d’un œil plissé, soupçonnant un partage clandestin de liens de visionnement avec les membres de nos douteuses associations professionnelles (ils n’ont pas tort). Et le public ! Depuis l’avènement d’IMDB, des blogues, de Rotten Tomatoes et autres Letterboxd, il s’imagine qu’il peut faire notre travail mieux que nous ! Pouah !

Personne ne devient critique pour être aimé. Soit. Mais jamais notre raison d’être n’a autant été remise en question. Alors, pourquoi être critique de cinéma en 2020 ? Pourquoi compiler religieusement sa liste des meilleurs films de l’année ? La terre a-t-elle réellement besoin de connaître mon opinion sur le dernier film de Rodrigue Jean (psst, p. 21) ? Ces questions, alors que nous sommes de moins en moins lus, alors que nous venons d’apprendre que l’équipe de rédaction des Cahiers du cinéma vient de lever le camp, de peur d’être muselée depuis un rachat par un collectif d’hommes d’affaires et de producteurs, ne sont pas anodines. Bien au contraire. 

En ces temps troubles donc, de brefs conseils. D’abord, et il s’agit d’une évidence, la critique n’est facile que pour ceux qui ne la prennent pas au sérieux. La recension est une chose, vous savez, la déclinaison du générique d’un film accompagnée de quelques adjectifs triés sur le volet, mais ultimement elle réduit la pratique à un travail de teneur de compte. Soyez imprévisibles, bruyants, voire dissonants ! Soyez exigeants envers les films que vous voyez, mais également envers votre façon de les considérer, de les mettre en lumière et en relief. Il n’y a pas qu’une seule façon de bien faire, comme en atteste des approches aussi différentes que celle d’un André Bazin, d’une Pauline Kael ou d’un Jean-Louis Bory. Trouvez la vôtre, et peaufinez-la.

Sinon, chaque critique voudra un jour succomber au désir de tailler un film en pièces. Deux options s’offrent alors à lui : la critique dite « constructive » (diplomatique, de type « gants blancs ») et celle se rapprochant du célèbre cartoon du New Yorker : « Son, if you can’t say something nice, say something clever but devastating. » Le texte assassin efficace, indéniable dans ses arguments, drôle et intelligent, est sûrement le plus difficile à réussir. C’est la raison pour laquelle la majorité l’évite, préférant se tenir à l’analyse. Mais l’analyse et l’humeur peuvent et doivent coexister ! Il ne faut pas avoir peur de son tempérament de cinéphile, de la frustration que peut provoquer un film bâclé ou se prenant trop au sérieux. Si vous ne ressentez aucun plaisir à lire Your Movie Sucks, de Roger Ebert, peut-être avez-vous choisi la mauvaise profession. La critique parfois écorche, malmène, parce qu’en fin de compte elle ne doit rien à personne. Elle n’a qu’à répondre à son propre amour du cinéma. 

De circonstance, ce numéro 322 s’inscrit sous le signe de la survie. En consacrant d’abord sept pages au film-événement Jusqu’au déclin, de Patrice Laliberté, puis deux autres au film de survie en tant que genre, de Deliverance de Boorman à Battle Royale, de Fukasaku. Nous avons aussi créé deux nouvelles sections, l’une qui offrira un survol d’un genre à travers un choix de films emblématiques (le giallo, par Pascal Grenier), l’autre, en dernière page, qui décortiquera une scène précise d’un film (La Notte d’Antonioni, par Yves Laberge). Je profite également de l’occasion pour souligner l’arrivée dans l’équipe de deux nouveaux collaborateurs, l’une de Montréal, l’autre de Québec, Catherine Bergeron et Jean-Sébastien Doré. Bienvenue. Et bonne chance.

JASON BÉLIVEAU 
RÉDACTEUR EN CHEF

No 321 – Rêves de papier

25 janvier 2020

Mot de la rédaction

1998. Dans la file d’attente de l’épicerie Sobeys de Paspébiac, je parcours en diagonale le dernier TV Hebdo, à la recherche de la section cinéma. J’ai 14 ans.

« Ah, je peux pas croire qu’ils ont aimé ça ! Pis maudit que c’est mal écrit ! »

Déjà, gorgé de cette impétuosité propre à l’adolescence, je rêvais d’être critique de cinéma. Des sorties en salle et des nouveautés VHS couvertes par cette publication aujourd’hui à peine utile (se donne-t-on encore la peine de l’imprimer ?), quelques pépites indénichables en terre gaspésienne frustraient mon intempérante cinéphilie. Ces « films d’auteur » (à chuchoter avec révérence), ceux de Lynch et d’Almodóvar, de Wong Kar-wai et de Jarmusch, il m’était pratiquement impossible de les voir. J’ai dû faire mon éducation cinématographique ailleurs, grâce à Super écran, au club vidéo de Paspébiac qu’on appelait tous affectueusement Chez Claude (la plus grande sélection de films de Sylvester Stallone dans l’est du Québec) et au Cinéma Royal de New Carlisle, où j’ai vu Teenage Mutant Ninja Turles III, Hard Target avec Jean-Claude Van Damme et Ace Ventura: When Nature Calls. Comme on dit, on fait ce qu’on peut avec ce qu’on a.

Je suis reconnaissant de ces racines populaires. Elles me permettent aujourd’hui de considérer à valeurs égales un documentaire de Wang Bing et Kingpin des frères Farrelly. Quoiqu’en disent les irascibles pourfendeurs de la Marvel Cinematic Universe et autres franchises à la Fast and Furious, le cinéma est aux yeux de la majorité qu’un pur divertissement. À nous de leur prouver qu’il peut être ça et bien plus.

Nous voilà 20 plus tard, alors qu’on me confie le poste de rédacteur en chef de la revue Séquences. De l’angoisse initiale, celle de diriger la troisième plus vieille publication francophone de cinéma encore en activité, une excitation s’est mise à poindre en moi, celle de pouvoir satisfaire en toute liberté cette passion des vues et des mots. Celle aussi de toucher à l’imprimé, que je préférerai toujours au contenu en ligne. Aucun absolutisme : l’instantanéité d’Internet possède des avantages que je n’ai pas à énumérer ici. Tout de même, comment ne pas apprécier la savante mise en page du New Yorker, permettant de plier chaque exemplaire en deux, puis en quatre, pour le lire à son aise debout dans un autobus ? Comment bouder ce plaisir de parcourir chaque nouveau numéro de Liberté, confectionné avec un soin esthétique inégalé dans le milieu du magazine au Québec ?

Aux lectrices et lecteurs assidus de Séquences, soyez sans crainte. Cette rigueur à laquelle vous avez été habituée demeurera. Mais quelques changements sont à prévoir dans les mois à venir. D’emblée, nous voulons remettre la lumière sur le cinéma québécois, comme en atteste notre couverture consacrée au sidérant The Twentieth Century de Matthew Rankin et nos critiques de huit films produits récemment ici. Nous tenterons également de rendre cet objet précieux que vous tenez dans vos mains plus attrayant à l’œil. D’ici là, je vous invite à nous redécouvrir et à constater par vous-même l’enthousiasme qui nous anime.

J’en profite pour adresser de chaleureux remerciements à toute l’équipe de rédaction de la revue. Sans leur dévouement, la confection in extremis de ce présent numéro m’aurait causé de nombreux maux de tête et quelques cheveux gris.

En espérant de tout cœur vous donner le goût de nous suivre dans les mois et les années à venir,

JASON BÉLIVEAU
RÉDACTEUR EN CHEF

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