11 novembre 2021
À la fin octobre, Dok Leipzig revenait pour sa 64e édition et sa sélection réservait, comme chaque année, quelques perles. On y retrouvait notamment le très attendu A Night of Knowing Nothing, gagnant de l’Œil d’or du meilleur documentaire au dernier Festival de Cannes. Le film se retrouvera également aux RIDM, pour une représentation en salle seulement, le 17 novembre.
Si on ne parle jamais de chef-d’œuvre dans le cas des documentaires, c’est plus par habitude que parce que cette terminologie ne s’y appliquerait pas. A Night of Knowing Nothing, premier long métrage de la cinéaste indienne Payal Kapadia, est une œuvre majeure qui se sert de sa lenteur d’une manière redoutable. Sa réalisatrice a entièrement compris la force des contrastes au cinéma, alors qu’elle parvient à rendre absolument révoltantes des images de brutalité policière, et ce, parce qu’elle les place savamment dans des segments d’une douceur prononcée.
Depuis 2015, les manifestations étudiantes font rage en Inde. Elles sont menées par un mouvement de gauche anti-caste qui est, notamment, contre la mise en place de personnes proches du pouvoir dans des postes d’influence des universités et contre la hausse des frais de scolarité. Kapadia, tout en renseignant son spectateur, propose de passer par des lettres d’amour fictives et une narration écrite pour déployer son film d’une belle hybridité : entre fiction et documentaire, entre film expérimental et archives. La cinéaste fait preuve d’une maîtrise de la composition assez rare et complètement envoûtante de laquelle émanent beauté, nostalgie et lumière, et ce, malgré la sombre répression dépeinte.
En donnant l’exemple d’une série d’actes violents qu’elle répertorie chronologiquement par l’intermédiaire d’archives journalistiques, elle dresse le constat que nous avons perdu beaucoup de sensibilité face à la souffrance d’autrui : une tragédie n’attend plus l’autre dans un monde médiatiquement connecté. À l’aide de sa démarche magnifiquement élaborée et profondément sentie, Kapadia parvient de belle manière, l’espace d’un instant, à nous redonner cette affectivité perdue, ce qui est loin d’être anodin!
Dans un geste qui comprend une certaine similitude, Republic of Silence de Diana El Jeiroudi est l’un des rares documentaires qui parvient à faire ressentir avec autant de force le parcours dans la durée d’exilés syriens. Ce tour de force est rendu possible parce que la cinéaste a documenté depuis plus d’une décennie sa propre histoire et celles de ses proches.
Portraits intimes, certes, mais pas que, puisque la première moitié du film, plus spécifiquement que la deuxième, incorpore de nombreuses images d’archives qui permettent de restituer une partie de la grande Histoire. La construction narrative du film est définitivement d’une grande richesse. Même s’il y a une forme de chronologie temporelle, l’œuvre fait plusieurs allers-retours habiles entre présent et passé, ce qui permet de rendre plus tangible le traumatisme que portent toujours en mémoire les protagonistes même plusieurs décennies après les faits.
La cinéaste articule deux moments fort différents qu’elle représente avec une belle honnêteté. Les années en Syrie sont marquées par une militance active qui laisse progressivement place à des années plus calmes, alors qu’on constate un lent apaisement en Allemagne. L’éloignement physique finit par créer une distance avec la guerre civile syrienne et El Jeiroudi en livre alors moins l’actualité, ce qui pourra donner l’impression à certains que le film s’égare, puisque cette bifurcation contraste avec la première partie. Republic of Silence s’intéresse définitivement plus aux humains derrière les horreurs qu’à l’histoire elle-même et c’est dans la proximité et l’intimité que la cinéaste ouvre qu’elle accroche viscéralement l’affectivité de son spectateur.
Murilo Salles, dans A Bay, se sert d’une approche qu’on pourrait dire aux antipodes des deux précédentes. Il convoque notre intellect pour rapprocher et donner consistance aux fragments librement détachés qu’il offre de la Baie de Guanabara, étendue d’eau qui borde Rio de Janeiro à l’est. Le cinéaste brésilien enchaîne huit segments sans liens évidents entre eux dans lesquels il dresse des portraits assez minimaux et allusifs de riverains vivant dans la précarité et devant cumuler les petits emplois pour survivre.
Tout cela pourrait être assez banal si Salles n’avait réussi à toujours faire signifier plus que ce qu’on voit au premier regard dans ses images. Dans A Bay, une opération de chargement de minerais dans un navire s’accompagne d’un bruit de tonnerre tonitruant, un hydravion de fortune est patiemment construit, en bonne partie grâce à des canettes de boissons gazeuses, la tête d’un cheval est filmée de près alors qu’il galope sur un remix psychotique de Carry That Weight des Beatles, etc. À l’aide d’une attention particulière accordée à l’alliage son et image, il travaille par contraste, juxtaposition et accumulation, parfois de façon assez appuyée. On pourrait alors lui reprocher de manquer de subtilité, mais il faut surtout y voir un désir de virulence qui dénote une lassitude devant les immenses inégalités sociales qui perdurent à Rio et en bordure de la Baie de Guanabara.
Par le biais d’approches assez différentes, mais toujours foncièrement cinématographiques, les trois cinéastes parviennent à stimuler le spectateur bien au-delà du sujet traité. Le documentaire contemporain ne cesse de remettre en cause sa forme classique et cela ne peut que légitimement réjouir ceux qui éprouvent une lassitude devant les tendances conformistes de la fiction.
1er novembre 2021
Festival dédié aux films francophones depuis plus de 25 ans, né avant son alter ego français d’Angoulême, Cinémania prouve année après année sa pertinence et son importance dans notre écosystème cinématographique montréalais. Nous sommes loin de l’époque où le cinéma français occupait une place de choix sur nos écrans, c’est pourquoi la cuvée annuelle de Cinémania permet de combler l’absence ou la présence furtive d’œuvres fortes aux signatures identifiables par les cinéphiles, en plus de films grand public qui n’auront jamais la chance d’être distribués sur notre territoire.
Voici donc un survol de quelques films qui seront disponibles en ligne et/ou en salle dans les prochaines semaines du mois de novembre durant Cinémania.
5ème set de Quentin Reynaud
À voir en ligne seulement (pendant 48 heures)
Il y a toujours un danger à mettre en scène une réalité fictive ancrée dans le monde du sport. Un peu comme les univers de la musique ou de la danse, la difficulté réside dans la crédibilité de la performance physique de l’acteur ou de l’actrice : allons-nous y croire! Pour un premier long métrage réalisé en solo, le cinéaste Quentin Reynaud s’en tire plutôt bien, grâce aux impressionnantes prouesses d’Alex Lutz (que nous avions découvert dans Guy en 2017, rôle pour lequel il a reçu un César). L’acteur a su devenir un joueur vieillissant d’un bon niveau, malgré que Lutz n’eût jamais touché à une raquette de sa vie avant le tournage. Bien que ces scènes réussissent à être parfois déchirantes, entre les souffrances du corps qui s’accrochent et le questionnement intérieur du personnage, 5ème set s’étire inutilement.
Cette musique ne joue pour personne de Samuel Benchetrit
À voir en ligne et en salle
Aucune étiquette ne colle au cinéaste Samuel Benchetrit. Après, entre autres, Janis et John, J’aurai voulu être un gangster et son précédent intitulé simplement Chien, celui qui est aussi auteur et dramaturge semble enfin trouver dans Cette musique ne joue pour personne l’équilibre idéal entre son humour décalé et une certaine humanité. Quel bonheur de voir JoeyStarr complice avec Bouli Lanners, le monolithe Gustave Kervern prendre vie aux côtés de la touchante Vanessa Paradis, et le duo Ramzy Bedia et François Damiens s’improviser poètes. Même si cette histoire de petits parias piétine un peu, de nombreuses séquences sont d’une redoutables efficacités, laissant place à des rires francs et un sentiment de perdre des connaissances sympathiques avec lesquels nous aurions poursuivies encore plusieurs minutes, ou quelques épisodes de plus.
France de Bruno Dumont
À voir en salle seulement
Léa Seydoux est partout cet automne : elle revient aux côtés de James Bond, elle est la muse de Benicio del Toro dans le nouveau Wes Anderson, et la voilà reine des ondes chez Bruno Dumont. L’ancien professeur de philosophie nous propose un regard cinglant sur le milieu des vedettes de l’information, et il a compris que Seydoux avait exactement ce qu’il cherchait pour ne pas tomber dans la facilité, soit l’aura d’une star et la fragilité d’une femme incomprise. Usant du malaise comme seul lui sait le faire, Bruno Dumont fait de France un puissant plaidoyer contre l’hypocrisie des médias de masse. France est une farce nécessaire à notre époque surmédiatisée et Bruno Dumont demeure le plus fascinant des réalisateurs français de notre époque.
L’événement d’Audrey Diwan
À voir en ligne et en salle
Lion d’Or amplement mérité à la dernière Mostra de Venise, L’événement d’Audrey Diwan fait écho au film Never Rarely Sometimes Always de l’américaine Eliza Hittman sorti l’an passé. Difficile d’admettre qu’il y a presque soixante ans d’écart entre ces deux époques fictives proches du réel, même si le premier se situe en France et le second aux États-Unis. Cela montre à quel point les femmes ne peuvent rien tenir pour acquis. Fortement influencé par la méthode des frères Dardenne, Audrey Diwan ne quitte jamais sa protagoniste et comme spectateur nous sommes carrément agrippés à la peau de la comédienne Anamaria Vartolomei, qui n’est rien de moins que formidable. Un film coup de poing avec certaines scènes quasi insoutenables, mais que tout le monde devrait voir pour bien comprendre les nombreux enjeux entourant l’avortement.
La fracture de Catherine Corsini
À voir en salle seulement
Définitivement le film le plus politique de la carrière de Catherine Corsini, La fracture raconte une nuit mouvementée (c’est un euphémisme) dans un hôpital parisien, un soir de manifestation des gilets jaunes. Si la cinéaste s’en tire bien dans son propos général, la surenchère des drames finit par nous faire décrocher. Toutefois, impossible de rester de glace devant l’intensité du jeu de Valéria Bruni Tedeschi, Marina Foïs, Pio Marmaï et Aissatou Diallo Sagna, tous au sommet de leur art, passant avec aisance entre les différentes émotions que leurs personnages traverseront. Et pour qu’une réalisatrice habituée aux histoires d’amour prenne de front un sujet aussi brûlant, c’est qu’il y a réellement péril en la demeure.
La terre des hommes de Naël Marandin
À voir en ligne seulement (pendant 48 heures)
Retenez le nom de Diane Rouxel. Dans La terre des hommes, cette jeune actrice aux épaules fragiles montre avec force et nuance tous les sentiments qu’une femme peut traverser dans un monde dominé par les hommes. Le tour de force de Diane Rouxel, c’est de ne jamais tomber uniquement dans le rôle de la victime. Aidé du doigté du réalisateur Naël Marandin, le personnage porte bien le nom de Constance, car jamais la flamme en elle ne s’éteindra, peu importe les obstacles qu’elle devra affronter. Après l’excellent Petit paysan d’Hubert Charuel, voici un autre drame en milieu agricole qui nous prend à la gorge et durant lequel le spectateur ne craindra pas de se salir les yeux, à défaut des mains.
Médecin de nuit d’Elie Wajeman
À voir en ligne et en salle
Après Alyah et Les anarchistes, Elie Wajeman nous offre avec Médecin de nuit son film le plus maîtrisé, à la fois noir et plein de bonnes intentions. Une lente descente aux enfers, portée par un Vincent Macaigne magnétique qui tente par tous les moyens de ralentir sa chute. En voulant aider un peu trop les toxicomanes qu’il côtoie dans son travail, cet homme déchiré arrivera à l’heure des choix. Wajeman se la joue Scorsese, gardant bien en mains tous les aspects de son drame à la première personne. Une sombre pépite qui nous habite longtemps après le générique de fin.
Suprêmes d’Audrey Estrougo
À voir en salle seulement
JoeyStarr et Kool Shen, les deux porte-étendards du groupe rap français NTM, ont désormais leur film biographique. La réalisatrice Audrey Estrougo revient aux balbutiements de ce duo issu de la Seine-St-Denis, en suivant les codes du genre à la lettre, peut-être un peu trop. Mais les jeunes Théo Christine et Sandor Funtek sont tellement sincères et dynamiques dans leur performance, que nous nous laissons transporter par leur musique et nous suivons avec intérêt leur ascension jusqu’à leur premier concert au Zénith. Malgré le manque d’originalité, la formule est efficace et pourra satisfaire les fans comme les curieux.
27 septembre 2021
En guise de couperet, difficile d’imaginer phrase plus équivoque :
« Le jury a questionné la place de l’humour dans le thème de la quête identitaire d’un personnage métissé [sic]. »
Cette remarque, cryptique s’il en est, a été adressée récemment à Nicolas Krief, coscénariste de Jusqu’au déclin et réalisateur des courts métrages Skynet et Opération Carcajou, en réponse à projet de court métrage déposé au Conseil des arts et des lettres du Québec. Krief, né d’un père tunisien et d’une mère québécoise (donc métis, faut-il bêtement le souligner), l’a partagée publiquement en ligne, se contentant d’y ajouter un succinct « Y a encore du chemin à faire les potes, beaucoup de chemin ».
Notez que le jury n’a pas mis en doute l’humour en soi (est-ce drôle ?), mais la place de l’humour (peut-on/doit-on en rire ?) dans la quête identitaire d’un personnage métis. Le terme est galvaudé, mais il faut se prêter à d’étonnantes circonvolutions mentales pour ne pas considérer comme problématique cette position qui — et je cite à nouveau Krief, cette fois-ci dans une conversation que nous avons eue en privé — « invalide la démarche de l’auteur et se trouve à l’opposé des mesures que devraient entreprendre les institutions de financement qui veulent diversifier notre cinéma. Le danger avec un tel commentaire, c’est qu’il peut décourager, par exemple, une ou un cinéaste de la diversité de soumettre à nouveau son projet, ou même de poursuivre sa carrière artistique. » Cette question mériterait à elle seule tout un texte, mais je ne me sens pas assez outillé pour la développer adéquatement. Elle illustre tout de même dans le particulier un sac de nœuds que tous les cinéastes québécois devront tôt ou tard se coltiner : le retour des comités d’évaluation sur leurs projets de film.
Sans aucune prétention statistique, j’ai sondé il y a quelques semaines mon entourage dans le milieu : « Quelles sont les remarques les plus absurdes que vous avez reçues de la part de la SODEC, du CALQ, de Téléfilm Canada, par rapport à un scénario déposé ? » En quelques minutes, j’étais enseveli sous des dizaines de témoignages. Quelques critiques rapportées me sont apparues anodines, dans certains cas défendables. La majorité m’a rendu perplexe. Une ou deux m’ont carrément mise en colère. Par acquit de conscience, je n’en partagerai aucune ici, mais leur accumulation m’a rapidement démontré l’absurdité bureaucratique qui sous-tend toute évaluation d’œuvres artistiques (le cœur) par des entreprises dites culturelles (les poches).
L’opposition est facile : les pauvres créateurs incompris d’un côté, les méchants fonctionnaires de l’autre. Mais comment ne pas être le moindrement en colère de voir un scénario sur lequel on a planché durant des mois prendre le dalot pour des raisons en apparence insensées ? Vous me direz que si leur scénario avait été accepté, jamais ces artistes ils ne se plaindraient. Ce n’est pas faux. Et quel cinéaste établi n’a pas des tiroirs qui débordent de films avortés ? Stanley Kubrick n’a-t-il jamais pu tourner sa biographie rêvée de Napoléon ? Au Québec, Robert Morin vient de publier aux éditions Somme toute un recueil de trois scénarios tablettés (Scénarios refusés, notre recension en p. 50). Au moment de la mort en août dernier de Rock Demers, Radio-Canada nous rappelait dans sa notice nécrologique que le plus grand regret du créateur des Contes pour tous a été de ne pouvoir mettre à terme, à la fin de sa vie, un projet de film mettant en vedette un personnage autochtone. La SODEC avait refusé de le financer.
Il demeure facile de lancer des pierres sur des cibles qui ne peuvent se défendre, de juger a posteriori de « mauvaises » décisions, de sermonner des comités d’avoir dormi, par exemple, sur un talent comme celui de Myriam Verreault, qui a dû attendre dix ans après À l’ouest de Pluton pour enfin réaliser Kuessipan. Fermez les yeux un instant. Imaginez-vous dans les bottines de celleux qui siègent sur ces comités maudits, de ces jurés qui doivent lire attentivement, trier, soupeser, juger, trancher. Épineux, non ? J’irais même jusqu’à avancer qu’il n’y a pas de poste plus ingrat dans toute notre industrie. Cette autorité césarienne qui, sur un dix sous, peut assurer ou mettre fin à la carrière d’un cinéaste, peu doivent l’accueillir sans être conscients de son poids, des responsabilités qu’elle incombe.
Aucun système n’est parfait. Pour cela, il faudrait financer tout le monde sans distinction. Instaurer un système par ordre alphabétique, un tirage au sort. Une chasse aux œufs de Pâques, tiens. Quoique, nous ne sommes déjà plus très loin de la réalité. Mais admettre les failles inhérentes à la présente façon de procéder ne signifie pas pour autant accepter sans broncher les aberrations comme celle qu’a dû essuyer Nicolas Krief, nonobstant les qualités intrinsèques de son projet de film.
Dans ces cas, mieux vaut encore se passer de commentaires.
JASON BÉLIVEAU — RÉDACTEUR EN CHEF
2024 © SÉQUENCES - La revue de cinéma - Tous droits réservés.