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Maria Chapdelaine

24 septembre 2021

Adaptation territoriale

Daniel Racine

Avant tout chose, il y a un désir. Celui d’un cinéaste qui portait en lui un roman retraçant un pan de l’histoire de son coin de pays, le lac Saint-Jean. Digéré depuis longtemps par Sébastien Pilote, le texte de Maria Chapdelaine, écrit par le Français Louis Hémon, fait écho au vécu territorial et au ressenti du réalisateur, à mille lieues d’un film de commande. Bien au contraire, il y a une réelle envie de revenir aux sources, à l’essence même du roman, mais aussi le choix judicieux de favoriser une approche artisanale, dans son sens le plus noble, par Pilote et son équipe. Cette adaptation au cinéma du classique littéraire, la quatrième à ce jour, n’est rien de moins qu’un des plus beaux films québécois de l’histoire de notre cinéma.

Si vous avez encore en tête quelques fragments de la version cinématographique ou télévisuelle du Maria Chapdelaine de Gilles Carle, vous découvrirez une tout autre démarche par le cinéaste du Vendeur (oublions les deux autres adaptations précédentes des Français Julien Duvivier et Marc Allégret, coincées dans les carcans de leur époque). Revenant à la simplicité du récit, à la nature des personnages (l’adolescente Sara Montpetit, qui incarne Maria, ayant l’âge de son héroïne, bien loin de Carole Laure, qui était dans la trentaine) et, surtout, à la compréhension de la faune et de la flore environnantes, Sébastien Pilote ne déroge pas de l’idée de vouloir rendre enfin justice à cette puissante histoire familiale et communautaire.

Composant son film en une série de chapitres, comme si nous enchaînions en salle plusieurs épisodes avec des protagonistes coutumiers, Sébastien Pilote prend le temps de nous présenter chaque personnage, des membres de la famille Chapdelaine aux multiples prétendants de la jeune femme, en plus des voisins que la forêt cache. Et pour que nous puissions pleinement nous approprier en images et en sons la terre que ces belles âmes défrichent à la sueur de leur front, Sébastien Pilote cartographie les environs avec un talent d’arpenteur, montrant les avancées récentes et l’ampleur du labeur à venir.

Pour capter tant la beauté du geste de déraciner une souche que les couchers de soleil sur cette clairière de nature humaine où vivent les Chapdelaine, le cinéaste s’appuie sur sa complicité avec le directeur photo Michel La Veaux. Si ce magicien de la lumière nous avait déjà grandement impressionnés par la compréhension des paysages qu’il filmait dans Le démantèlement, Michel La Veaux confirme avec Maria Chapdelaine qu’il fait désormais partie des grands, aux côtés de ses mentors Michel Brault et Jean-Claude Labrecque. Digne d’un peintre naturaliste, il a une maîtrise du regard posé sur ce qui l’entoure, s’assurant de nous offrir la plus belle représentation de ce dont il est le témoin privilégié. Comme spectateurs, nous sommes éblouis par toutes les nuances qui illuminent nos yeux, absorbant la magnificence de ces forêts et de ces cours d’eau, de la richesse des émotions qui naissent sur tous ces visages. En préférant être hissé sur une grue à des dizaines de mètres de hauteur, avec tous les dangers que cela comporte, plutôt que d’utiliser un drone générique pour effectuer son travail sans pouvoir en garantir les qualités esthétiques, Michel La Veaux prouve qu’il fait bien son métier et pour les bonnes raisons.

Ce savoir-faire artisanal, plusieurs autres collaborateurs de Sébastien Pilote le démontrent dans cette œuvre. Des costumes de Francesca Chamberland, qui épousent bien la personnalité de chacun, à la rigoureuse direction artistique de Jean Babin, chaque métier semble avoir compris parfaitement les souhaits du réalisateur. Il en va de même de Philippe Brault; le compositeur a su souligner juste assez certaines scènes, maîtrisant avec aisance l’intensité de ses accompagnements sonores.

Et il y a aussi toute l’équipe de comédiens, que Sébastien Pilote a dirigés adroitement, chacune et chacun jouant la même partition, valorisant le travail d’équipe plutôt que la compétition. En arrêtant son choix sur la jeune Sara Montpetit, Sébastien Pilote a vu juste. Pour un premier rôle au cinéma, celle que nous pourrons voir l’an prochain dans Chien blanc d’Anaïs Barbeau-Lavalette et Falcon Lake de Charlotte Le Bon est une force tranquille, capable d’être à la fois physique et possédant une riche intériorité. Avec son faciès angélique et son fier caractère, Montpetit n’est pas sans nous rappeler Geneviève Bujold à ses débuts, celle qui a éventuellement interprété Élisabeth dans le Kamouraska de Claude Jutra, autre classique de chez nous sur les possibles amours d’une jeune femme. Sébastien Ricard continue sur sa belle lancée, campant un Samuel Chapdelaine exigeant, mais bienveillant. Hélène Florent le seconde bien à la tête de ce clan, créant une Laura Chapdelaine droite et souriante, ne s’en laissant pas imposer par les rigueurs de sa réalité, et ne se gênant pas pour partager tout haut ses états d’âme. Les trois prétendants affichent avec retenue leurs différents étendards : c’est Émile Schneider qui porte en lui les élans d’un François Paradis vite attachant; Antoine Olivier Pilon, discret et vaillant, nous montre un Eutrope Gagnon serein et présent; et Robert Naylor, le malhabile et riche Lorenzo Surprenant, a bien compris les prétentions de son personnage. Encore une fois, Martin Dubreuil excelle dans tous les plans où son Edwige Légaré se trouve, entre l’effort du gars des bois et la farce rassembleuse bien racontée autour du feu.

Sébastien Pilote, si bien entouré, a construit une magnifique fresque humaine et vivante. Après son Maria Chapdelaine, gageons que plus jamais personne ne voudra adapter le roman de Louis Hémon, tellement sa compréhension par le cinéaste originaire de Saint-Ambroise est totale. Les images de Michel La Veaux nous resteront en tête longtemps, tout comme les flammes brunes du regard perçant de Sara Montpetit. Pour pleinement l’apprécier, c’est certainement sur grand écran qu’il vous faut découvrir ce film plein d’amour et de résilience, ce dont nous avons bien besoin à notre époque où les désirs n’ont plus le temps d’attendre le prochain printemps.

No 327 – Le secret des dieux

7 juillet 2021

Twin Peaks: The Return

Dans les dernières semaines, j’ai entendu mon lot d’histoires qu’on m’a sommé de ne pas ébruiter. Parfois des ragots, dans certains cas des rumeurs sans grande importance, souvent des témoignages consternants de la bouche de principaux témoins ou concernés. Assez pour se lancer gaiement dans l’écriture d’un petit Livre noir du cinéma québécois. Vous me direz que c’est comme ça dans tous les milieux. Il y a l’histoire officielle, celle des communiqués de presse et des réseaux sociaux, puis celle officieuse, faite de teintes grises et de détails croustillants, qui circule de façon aléatoire, selon le principe du téléphone arabe, au point qu’il peut être tout autant risqué de s’y fier lorsqu’elle parvient à ses oreilles. L’être humain adore colporter des histoires et être le dépositaire de secrets bien gardés ! Ne mentez pas, vous aussi avez déjà ressenti ce petit frisson lorsque sont prononcés ces mots en apparence naïfs : « Garde ça pour toi, mais j’ai entendu dire que… »

Aucun scoop digne d’Échos vedettes ne vous sera ici dévoilé. Ce n’est ni le lieu ni l’endroit. En toute franchise, la plupart du temps je préférerais ne pas être mis au courant de ce qui se trame dans les coulisses de l’industrie et n’avoir qu’à me concentrer sur le contenu des films à couvrir, à décortiquer et à mettre en lumière. Les critiques ont-ils à se mêler de ce genre d’intrigues ? Ce qui revient à poser cette sempiternelle question : à quel point peuvent-ils fricoter en toute impunité avec cinéastes, programmateurs et comédiens ? Pauline Kael, c’est bien connu, soupait volontiers avec les cinéastes qu’elle appréciait et défendait. D’un autre côté et plus près d’ici, Robert Lévesque soutient que, dans ce métier ingrat, il faut être « l’allié de personne ». Où trancher ? Et il est particulièrement difficile, vu la taille du Québec, de ne pas moindrement « se fréquenter ». D’autant plus que le critique doit plus que jamais diversifier son porte-folio. Ceux qui gagnent ainsi leur vie ne sont pas légion; on peut sûrement les compter sur les doigts d’une main et ils travaillent dans deux ou trois médias de masse. Autrement, il faut s’organiser, en devenant programmateurs, enseignants, directeurs de festival, scénaristes, éditeurs, animateurs de cinéclubs. Le critique est partout et, qu’il le veuille ou non, finit toujours par tout savoir.

Alors, il fait quoi avec ce qu’il sait, le critique ? Surtout lorsqu’il détient des informations qu’il considère comme d’intérêt public ? Des informations qui touchent des organismes et festivals subventionnés ? Savoir sans agir reviendrait-il à cautionner des largesses, des manquements à l’éthique ? Je connais plusieurs critiques qui préfèrent garder profil bas et se concentrer sur les films, faisant fi de leurs tenants et aboutissants. Et ils ne sont pas à blâmer, leur travail étant déjà assez compliqué comme ça ! Mais force est d’admettre que nous sommes parfois bien envoûtés devant les images qui dansent sur nos écrans, au point d’oublier qu’il n’y pas que les films qui sont tissés d’illusions.

JASON BÉLIVEAU
RÉDACTEUR EN CHEF

Séquences au Festival du film de Munich 2021

3 juillet 2021

On associe beaucoup plus la ville de Munich à la bière qu’au cinéma. C’est pourtant la ville-hôtesse du second plus grand festival de films en Allemagne et le premier en Europe à ré-accueillir des visiteurs en salle. Au cours de ses 38 années d’existence, le Filmfest München a été le moteur de propulsion des plus grands noms du cinéma germanique. De Rainer Werner Fassbinder à Wim Wenders en passant par Werner Herzog, tous les cinéastes ouest-allemands des années 70-90 étaient basés à Munich. Appelés ici comme juré pour la Fédération internationale de la presse cinématographique (FIPRESCI), nous découvrons une métropole cosmopolite, infiniment plus branchée et stylée que les sempiternelles images d’Oktoberfest véhiculées à chaque automne. Suite aux premières projections, force est d’admettre que la nouvelle génération de réalisateurs allemands ouvre des portes, offre des perspectives originales et prend des risques. Pour les dix prochains prochains jours, nous vous offrons une revue exclusive (pandémie oblige, Séquences est le seul média international à Munich) du nouveau cinéma allemand.

Jour 1 

Heures sombres et peaux ombrées

Schattenstunde (Benjamin Martins)

Le nombre exact de films sur l’Allemagne durant la Seconde Guerre mondiale doit avoisiner le milliard. Oui, bon, c’est exagéré, mais vu de l’Allemagne c’est le sentiment qu’on en a! Offrir une nouvelle perspective sur cette période, particulièrement sur les Juifs-Allemands, représente donc un immense défi. Défi accepté par Benjamin Martins avec Schattenstunde (L’heure de l’ombre), qui tire des écrits de Jochen Klepper une oeuvre troublante sur une famille qui décide, à la veille de sa déportation dans les camps, de se suicider. En 1942, Klopper est un écrivain et poète chrétien reconnu et respecté au sein du IIIième Reich. Marié à Johanna, une Juive, il est le père adoptif de sa fille Renate. Toutes les deux ont demandé des visas pour la Suède. Adolf Eichmann, père de la Solution finale, refuse à Klepper les visas et lui propose, fort courtoisement, de divorcer. Sachant parfaitement ce qu’il adviendra de sa famille dans ce cas, Klepper revient chez lui et met en place leur Plan B, l’échappatoire ultime déjà préparée de longue date avec les siens, celle du suicide collectif. S’en suit une série de tête-à-têtes entre Klepper et son fidèle voisin Hans, dévasté par cette décision, mais surtout avec sa conscience personnelle de chrétien, pour lequel le suicide est interdit. Cette conscience prend la forme d’un démon goudronné qui s’installe à table et entame une discussion digne de Faust.

Le jeune réalisateur prend beaucoup de risques avec ce film, non seulement à cause de l’intensité du sujet, mais aussi parce qu’il mélange les genres, intégrant des échanges et des effets plus courants au théâtre. Marionnettes, murs rétrécissants, dialogues de théâtre; il mélange les formes, tissant une toile cinémato-théâtrale qui ne fonctionne pas toujours parfaitement, mais qui convient au drame qui se déroule sous nos yeux, en lui donnant un tour poétique. Le dialogue est basé sur les notes de Jochen Klepper, sur les dernières heures de son existence, sauvegardées par Hans et publiées de façon posthume par sa sœur après la guerre.

À l’heure du profit à tout prix et de la comédie, voilà un sujet sérieux, traité avec pudeur et poésie, et qui parle de vie, de mort et de cinéma. Ce n’est pas si courant.

Precious Ivie

Precious Ivie (Sarah Blasskiewitz)

Qu’un film allemand discute de racisme, on s’y attend. Que les nouveaux cinéastes allemands en parlent… Normal! Ce qui est différent dans le film de Sarah Blasskiewitz, c’est que son sujet est une discussion sur la multiplicité des formes du racisme vis-à-vis des noires allemandes en ex-Allemagne de l’Est. Il y a le racisme laid, qui éructe et qui crache, le racisme institutionnalisé de la police et des fonctionnaires bien-pensants, mais aussi le racisme innocent, le bien-intentionné, le racisme ébahi de ceux qui le commettent sans jamais s’y être attardés.

Ivie, Afro-Allemande baptisée Choco par sa bande de copains, vit avec sa meilleure amie Anne à Leipzig. Elle travaille temporairement dans le solarium de son ex-petit ami Ingo, alors qu’elle est toujours à la recherche d’un emploi permanent en tant qu’enseignante. Soudain, sa demi-sœur Naomi, berlinoise branchée, frappe à sa porte et la confronte à la mort de leur père et à ses funérailles prochaines au Sénégal. Aucune des deux sœurs ne se connaissait, ni ne connaissait leur père, et elles se débattent maintenant avec l’idée d’apprendre à connaître le côté de sa famille. À mesure que les sœurs de ces deux grandes villes très différentes se rapprochent, Ivie remet de plus en plus en question non seulement son surnom, mais aussi sa culture et l’image qu’elle a d’elle-même. Cette remise en question va entraîner celle de tout son entourage.

Sarah Blasskiewitz, qui tourne ici son premier film, démontre une rare maîtrise du langage cinématographique, tant dans la vérité de ses images que dans sa direction d’acteur. Sous-tendu par un scénario riche et complexe, où aucun des personnages n’est mis de côté, et par le brillant jeu des actrices Haley Louise Jones et Lorna Ishema, Precious Ivie crie le vrai sans gueuler, poétise sans versifier, interroge sans brutaliser. Un beau morceau de cinéma, fin et brûlant, tissé d’or liquide.

ANNE-CHRISTINE LORANGER

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