4 mars 2021
Un simple voyage dans le temps
Céline Sciamma n’est est pas à ses premières armes à la Berlinale ou sur la scène internationale. Cinéaste de films prisés comme Portrait de la jeune fille en feu (2019) et Tomboy (2011), elle compte également des collaborations en tant que scénariste pour les très beaux Ma vie de Courgette (2016) de Claude Barras et Avoir 17 ans (2016) d’André Téchiné. Avec Petite Maman, elle raconte une histoire d’une immense complexité sous des dehors de simplicité absolue. Nelly, une petite fille de huit ans qui vient de perdre sa grand-mère, se retrouve avec sa mère Marion et son père dans la maison de la défunte. La mère, encore plus triste qu’à son d’habitude, délaisse son mari et s’en va. Nelly, désœuvrée alors que son père vide la maison, s’aventurant dans les bois, rencontre une autre petite fille de huit ans. Elle s’appelle Marion et elle construit une cabane dans la forêt. C’est, tout simplement, la mère de Nelly à huit ans qui se prépare à subir une opération dont Nelly a entendu parler toute sa vie. Les deux petites filles s’amusent avec leur cabane, puis retournent à la maison de Marion. Nelly revoit sa grand-mère de 18 ans plus jeune et expérimente la jeunesse de sa mère, une jeunesse un peu triste que cette nouvelle amitié éclaire comme un éclat de soleil entre les nuages.
Petite Maman constitue une nouvelle approche dans le récit des voyages dans le temps. Un voyage sans machine ou véhicule et où la finalité du voyage n’est ni le présent ou le futur mais le temps partagé. Le film lui-même et son montage constituent le véhicule. Une simple coupe d’image téléporte les personnages et les rassemble. Sciamma filme ses jeunes interprètes de près dans des lumières tamisées, presque glauques, et des extérieurs boisés. Cela donne le ton à la fois doux et triste qui permet de saisir d’où vient la mélancolie de Marion la mère et le désir de Nelly de se rapprocher d’elle, de trouver la source de sa tristesse et de la soutenir. Sous-tendu par un scénario intime et délicat, l’histoire nous porte avec douceur, sans émotion indue malgré le trouble de la situation.
L’art du cinéaste réside dans sa façon de permettre la suspension du doute et d’évoquer des mondes. On peut tenter de le faire avec un immense paquet de fric et une brochette de vedettes, à la Marvel, et se ramasser avec du fast food sur grand écran. On peut aussi choisir d’y aller avec une extrême simplicité, comme on trouve une talle de fraises chauffées au soleil, un beau jour d’été.
Petite Maman n’est peut-être pas le film haut en couleurs qu’on voudrait. C’est peut-être celui dont on a besoin…
ANNE-CHRISTINE LORANGER
Il est tout de même surprenant d’apprendre que le tournage de Petite maman de Céline Sciamma a débuté il y a à peine quatre mois. Cette œuvre succincte (72 minutes) et modeste semble avoir été filmée en retrait du monde, dans un hors temps affranchi des présentes secousses de l’actualité. Œuvre-refuge donc, contre laquelle il fait du bien de se lover.
Petite maman, c’est l’enfance vue de l’âge adulte (Sciamma qui scénarise et met en scène) et l’âge adulte vu de l’enfance, alors que la petite Nelly (Joséphine Sanz), 8 ans, retourne avec sa mère Marion (Nina Meurisse) dans la maison où celle-ci a grandi. La mère de Marion vient de mourir, et cette disparition révèle chez elle une mélancolie profonde, ancrée. Un matin, elle disparaît, laissant Nelly avec son père. Celle-ci a l’âge de vouloir tenir dans la paume de sa main toute la complexité du monde. L’énigme qu’elle tentera de résoudre en explorant ce qui l’entoure : « Pourquoi maman est toujours triste. »
Le film revêtira rapidement les allures d’un conte, la forêt entourant la petite maison délabrée rappelant celles des contes de Perrault, lieux de rencontres magiques, de dangers et de repos, où l’on va se perdre protégé de l’emprise du temps. En mode mineur, Sciamma détaille une sororité inédite dans son œuvre avec la même intelligence et acuité. Il y a quelque chose du film-somme dans Petite maman, qui rappelle à bien des égards Tomboy, Portrait de la jeune fille en feu (un plan de dos « révélateur » au tout début), et même son scénario du film d’animation Ma vie de courgette. Au détour de jeux d’enfants, les monstres imaginaires se dépoilent de leurs symboles et se révèlent sous leur vrai jour. Ils se nomment « la peur du père » ou « l’opération », tout simplement.
Magnifique dans son évocation des liens profonds qui unissent mères et filles, ce retour attendu après le canonisé (et avec raison) Portrait de la jeune fille en feu est un joli aparté, éclairé par la performance subtile et complexe de la jeune Joséphine Sanz. L’assurance tranquille de son scénario et de sa mise en scène culmine en une petite phrase dite à la toute fin, presque chuchotée, synthèse déchirante d’une enquête aux touches merveilleuses. Si votre mère est à un appel de distance, elle est tout près de vous.
JASON BÉLIVEAU
3 mars 2021
Le pickpocket des rêves archivés
J’ai un jour mentionné à la romancière bouddhiste québécoise Esther Rochon que ses romans étaient pour moi une expérience de lâcher prise : un événement est annoncé, on l’attend, on l’espère et rien n’arrive. Puis, au moment où on a complètement abandonné l’idée, il se produit! Et là, c’est l’étincelle. Hygiène sociale, le dernier film de Denis Côté, fonctionne un peu de la même façon : on attend le sens du film, on l’espère, on devient de plus en plus irrité (et fondamentalement ennuyé), on abandonne l’espoir de jamais trouver l’intérêt et, contre toute attente, il se révèle! C’est-à-dire que c’est Denis Côté qui se révèle, dans un sursaut de vulnérabilité aussi poignant que métaphorique.
Plantés dans une belle prairie, quelque part dans les Cantons-de-l’Est, un homme et une femme discutent. Debout, presqu’immobiles, distants. Le ton est celui du théâtre. La mise en scène est si artificielle, si profondément déroutante qu’on regarde juste pour trouver le sens de ce truc. Les mots flottent entre ces deux personnages figés. Il s’agit d’Antonin et de sa sœur Solveig, laquelle reproche à son frère sa vie de pickpocket nomade, si paumé qu’il dort dans la voiture de son meilleur ami. Dans un coin de l’image, un flou s’étend, telle une légère nuée. On ignore ce qu’elle indique mais elle est suffisamment présente pour qu’on s’y attarde. Cela doit vouloir dire quelque chose! Scène suivante, on voit Antonin et sa femme Églantine, vêtue comme pour une scène de Marivaux, qui elle aussi lui adresse des reproches. Même ton, même nuée dans l’image. Il y aura ensuite Cassiopée en robe à paniers, maîtresse d’Antonin, puis Rose la perceptrice d’impôts, tout de rose vêtue. Toutes l’interpellent, quelque part dans un champ ou à l’orée d’un bois. Toutes le voudrait autre que ce qu’il est. Toutes nous ennuient mortellement, en dépit des beaux cadrages de François Messier-Rheault, des chants d’oiseaux et de la nature.
On est sur le point d’abandonner Denis Côté à ses conversations artificielles et à ses nuées, quand on il nous montre la scène exquise d’une jeune femme androgyne en train de faire du breakdance en pleine forêt. C’est Aurore, la plus récente victime des cambriolages d’Antonin. À elle, il révèle qu’il est cinéaste. « Je me cherche. C’est difficile. J’ai une vision très romantique et idéalisée du cinéma. Le cinéma, c’est ce qui fait le pont entre ce qu’est le réel et ce que pourrait être le monde. » C’est alors qu’on réalise que, tout ce temps, Denis Côté n’a fait que nous parler de lui en tant que cinéaste. Que ce film, écrit en 2015 à Sarajevo et déjà baptisé Hygiène sociale à l’époque, nous montre métaphoriquement sous forme de figures féminines des alter ego de l’industrie du cinéma québécois, qui aimeraient bien qu’il soit et fasse autre chose que ce qu’il fait. Et que lui, Denis Côté, créateur nomade au sein d’une industrie sédentaire et figée, est le pickpocket du milieu, ratissant les poches des passants pour créer, rassemblant au sein des décharges de notre imaginaire social des rebus de rêves, des dimensions parallèles, des possibles archivés. On comprend que le flou dans l’image est la porte d’une sublime allégorie, une critique acérée d’un milieu et d’une société qui, comme les femmes de son film, voudraient bien le laisser tomber. On saisit la difficulté de créer un cinéma qui ne ressemblent à rien, parce que ce rien fait œuvre d’hygiène sociale. « À quoi peut bien penser un veau qui regarde des feux d’artifice? » se demande Antonin à la toute fin.
J’ai souvent dit que l’une des grandes fiertés de l’industrie du cinéma québécois est qu’il parvient à se payer un Denis Côté. Que nous ayons les moyens de nous payer des créateurs qui repoussent les limites de l’écriture cinématographique tel qu’il le fait est un signe de santé, d’ouverture et de vision.
Continue à créer, Denis.
ANNE-CHRISTINE LORANGER
Très peu de personnes souhaitent voir circuler une vidéo de leurs ébats sexuels. Même si une relation consentante ne représente rien de mal en soi, la portée de telles images, redues disponibles à tous, peut s’avérer, on le sait, extrêmement destructrice. Emi l’apprend à ses dépens alors qu’on menace de lui retirer son poste d’institutrice après qu’un sextape la montrant au lit avec son mari fut mis en ligne sans son consentement. Comble du ridicule, son école va même jusqu’à organiser une rencontre lors de laquelle les parents des élèves doivent décider si elle sera renvoyée ou pas. À partir de ce scénario des plus contemporains, qui assume d’ailleurs pleinement l’année 2020 dans sa représentation de la pandémie, Bad Luck Banging or Loony Porn de Radu Jude érige une critique sociale acerbe qui n’épargne rien sur son passage.
Alors que sa protagoniste anxieuse déambule dans la cohue d’un Bucarest bruyant et agité, le cinéaste roumain ne la suit que partiellement, prenant également le temps d’insister sur l’espace urbain et les interactions qu’on y retrouve : omniprésence de publicités, parfois choquantes, disparité grandissante entre les classes sociales, irrespect généralisé entre citoyens, effritement culturel et patrimonial de la ville, etc. En somme, il dresse les contours de la décadence sociétale dans laquelle la Roumanie et de nombreux autres pays pataugent. Son acuité à distinguer les enjeux actuels s’exprime aussi à merveille lors de la longue scène durant laquelle Emi confronte les parents. Véritable tribunal populaire, les invectives se multiplient rapidement et on se sent comme au milieu d’une joute argumentaire sur les réseaux sociaux : l’écoute y est optionnelle, les positions y sont bien campées. Chacun des parents incarne, à sa manière, un archétype bien défini qui articule un point de vue tranché. Les personnages ont quelque chose d’un peu caricatural, mais ils cadrent complètement avec le ton du film et permettent à Jude d’apporter un discours sur les institutions.
Bad Luck Banging or Loony Porn est une boîte à surprises qui peut faire sourire, mais dont on se rappellera longtemps le registre acide, particulièrement présent dans le deuxième acte. Dans ce segment, qui peut rappeler les Histoire(s) du cinéma ou Le livre d’image de Godard, Jude définit des mots, y accole des images, parfois avec sarcasme, critiquant abondamment le passé de la Roumanie. Difficile de ne pas voir dans ce long passage une parenté de style avec les aphorismes ironiques d’un de ses compatriotes, le philosophe Emil Cioran. Avec Bad Luck Banging or Loony Porn, Jude confirme une fois de plus qu’il possède, même en tant que cinéaste, un talent singulier notable lorsque vient le temps de formuler des idées et d’amener une réflexion sur le monde.
JÉRÔME MICHAUD
2024 © SÉQUENCES - La revue de cinéma - Tous droits réservés.