18 novembre 2020
Je crois que Woody Allen est le plus important cinéaste des États-Unis depuis 50 ans : indéniablement le plus original dans la conception de ses scénarios (Woody et les robots, Zelig, La Rose pourpre du Caire), le plus profond (Intérieurs, Manhattan), de loin le plus drôle, certainement le plus prolifique et le plus constant. Et j’ajouterais à ce préambule que ses œuvres sont beaucoup plus raffinées et cultivées que la moyenne des films hollywoodiens, car son univers est rempli de références subtiles (et d’hommages) aux plus grands réalisateurs européens, par exemple dans Stardust Memories (Fellini) ou dans Hannah et ses sœurs, dont le prologue évoque l’ouverture faste de Fanny et Alexandre (de Bergman). Et pourtant, autant la critique américaine a surestimé des metteurs en scènes populaires comme Martin Scorsese ou Steven Spielberg, elle a tout autant sous-estimé la plupart des films de Woody Allen; ce manque de jugement généralisé prouve une fois de plus que beaucoup de critiques américains ne font que de répéter ce qui s’écrit ailleurs, dans un pays où le talent est calculé en fonction du nombre d’entrées en salles, de profits réalisés et de statuettes accumulées. Cela prouve également que n’importe qui peut devenir un commentateur de films et être parfois bien payé pour cela.
Woody Allen est controversé et mal aimé dans sa patrie, comme l’ont été avant lui d’autres réalisateurs importants — et dérangeants pour le système — comme Charles Chaplin, Orson Welles, Elia Kazan — pour ne nommer qu’eux. Mais ce désamour est un peu compensé par un succès international qui ne se dément pas. Au fond, Woody Allen n’est pas qu’un cinéaste américain; il est davantage un artiste universel, bien qu’il ait concentré tant de ses récits sur New York et la Côte Est des États-Unis. D’ailleurs, il y a très longtemps, quelqu’un de très célèbre déclarait que « Nul n’est prophète en son pays ».
La principale différence entre ce nouveau livre et les biographies précédentes réside dans le style inimitable de l’auteur, qui met en évidence la singularité de notre monde et de lui-même. Le livre Soit dit en passant : Autobiographie regorge de moments savoureux, comme cette visite de courtoisie à la maison de campagne de l’actrice Muriel Hemingway et de sa famille, qui se termina pour Woody Allen par un rapatriement par avion vers New York. Par ailleurs, et pour notre plus grand plaisir de cinéphile, presque tous ses longs métrages seront ici commentés, et on en compte une cinquantaine.
Rétrospectivement, Woody Allen revient à plus d’un endroit sur les recettes décevantes de certains de ses films récents et s’explique mal plusieurs de ses insuccès commerciaux; paradoxalement, en fait, l’artiste peut difficilement comprendre que, comme pour Bergman et Fellini, un grand auteur de cinéma échafaude un œuvre (ici j’emploie le terme « œuvre » au masculin, pour désigner l’ensemble de ses productions), et de ce fait, chaque nouvelle pierre — chaque nouveau long métrage — s’ajoute aux précédentes et forme un ensemble cohérent, avec des thèmes constants — que d’autres percevront comme des redites. Mais ce sont des variations sur un même thème, et c’est traditionnellement le propre du grand Art. En conséquence, ses films ont une longue vie et ne se limitent pas aux six mois suivant leur sortie : ils sont intemporels. Et ses films en DVD ou en Blu-Ray auraient sans doute plus de succès au Québec s’ils étaient disponibles en version doublée en français, ce qui n’est plus le cas depuis plus de vingt ans! Et on ne trouve toujours pas d’intégrale ou de rétrospective de Woody Allen en Blu-ray.
Woody Allen reste peut-être son critique le plus exigeant : il se rappelle avoir voulu « jeter » son film Manhattan (1980) — avec Mariel Hemingway et Diane Keaton — après l’avoir monté! C’est pourtant son chef-d’œuvre! Un film considéré comme un sommet dans sa filmographie, auquel l’universitaire américaine Anne Gillain avait même consacré toute une monographie (Nathan Université, 1997)!
Un peu comme Sacha Guitry avec plus de cent pièces de théâtre et une vingtaine de films à son actif, Woody Allen regrette de ne pas avoir produit un grand film; mais dans l’ensemble, on pourrait se satisfaire pour moins que cela. Et la lecture de Soit dit en passant nous rappelle la richesse et l’originalité de ce corpus. Et pourtant, je ne suis pas un inconditionnel de Woody Allen.
On ne s’ennuie jamais en lisant ce livre substantiel et informatif, sauf peut-être dans les pages parfois laborieuses sur les encombrements de sa vie privée. Mais cela fait aussi partie du mythe.
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Woody Allen
Soit dit en passant : Autobiographie
Paris, Stock
2020, 535 p.
13 novembre 2020
Ici au Québec, on n’a pas connu l’émission Radioscopie, animée par Jacques Chancel (1931-2014) de 1968 à 1990; mais en France, pour toute une génération, c’était un peu comme l’équivalent radiophonique (et presque quotidien) de l’émission Bouillon de culture, que Bernard Pivot a créée beaucoup plus tard pour la télévision française. Cet ouvrage multimédia publié en coédition par les Éditions du Sous-Sol avec le concourt de France-Inter et de l’Institut national de l’audiovisuel (INA) contient un gros livre et un CD-ROM regroupant plus de onze heures d’émissions datant pour la plupart des années 1970. Les invités de Radioscopie étaient romanciers, philosophes, politiciens; mais le lectorat de Séquences s’intéressera particulièrement aux artistes du monde du cinéma, et ils furent nombreux à s’asseoir devant le micro de Jacques Chancel. Et fort heureusement, ces archives ont été préservées et en outre, contrairement à Radio-Canada, le contenu précieux de ces émissions peut désormais circuler et être diffusé largement. Dans ce livre étoffé, on découvre des trésors inespérés, dont on ne soupçonnait pas l’existence : la transcription des entretiens avec François Truffaut, Gérard Depardieu, Jeanne Moreau, Simone Signoret, Isabelle Adjani, mais aussi des écrivains comme Romain Gary et des penseurs français.
L’ouvrage débute avec la conversation avec Isabelle Adjani, qui n’avait alors que dix-huit ans; répondant aux questions de l’animateur, elle rappelle les petits rôles de sa jeune carrière, pour la télévision, ou encore à la Comédie-Française, autant pour Molière que Montherlant (p. 27). C’était au début de 1974, donc juste avant d’obtenir ses rôles de premier plan pour des cinéastes comme Truffaut et Polanski.
Parmi les entretiens apparaissant à la fois dans ce livre et aussi sur le CD placé en supplément, on retrouve avec bonheur François Truffaut, qui énonçait spontanément — en 1969 — des éléments de ce qui pourrait être considéré comme son Art poétique du cinéma. En prenant connaissance de ses propos, on revoit le personnage qu’il a créé dans La nuit américaine : « je continue de croire au cinéma, et sans regret d’ailleurs, au cinéma populaire. Je continue à croire que les gens choisissent en se baladant sur les boulevards, que ce titre-là leur plaît, ils rentrent, ils regardent les photos : ah oui, ça a l’air bien » (p. 156). Pour ceux qui ont eu le plaisir de l’entendre, François Truffaut était capable, mieux que quiconque, de formuler des lois tacites qui régissent le monde du cinéma, insistant sur l’importance de mettre des vedettes au haut de l’affiche, et de trouver un titre qui serait au départ évocateur; Truffaut dira plutôt : « accrocheur » (p. 156). Et ce, avant même la sortie du film : « un titre c’est une chose qui devient bien après » (p. 156). Autrement dit, la fonction d’un titre peut changer selon que l’œuvre soit déjà connue ou non, en fonction de son aura acquise au fil du temps, de sa légende, le cas échéant. Déjà, Truffaut nous invitait à une réflexion sur la titrologie et les fonctions insoupçonnées du titre pour les œuvres d’art!
Le contenu de ces vingt rencontres peut varier selon les interlocuteurs, au fil des conversations. Ainsi, l’entretien avec Jeanne Moreau oscille entre la vie privée et les réflexions sur son métier, mais il est aussi question de ses débuts ou encore de ses lectures préférées, du fait qu’elle ait été bilingue dès l’enfance; à propos de son approche du travail d’actrice, elle explique que selon elle, « on peut tout faire à condition de le faire avec élégance » (p. 315). Le livre se clôt avec Gérard Depardieu qui décrit son travail avec des réalisateurs aussi différents que Claude Zidi ou Maurice Pialat (dans Loulou) (p. 324).
Contrairement à un ouvrage au titre semblable paru l’année précédente et publié en coédition aux Éditions de la Table ronde (Entretiens avec Jacques Chancel, France-Inter/INA, 2017), ce Radioscopie des Éditions du Sous-sol contient une vingtaine de transcriptions (au lieu de cinq pour le précédent) avec en prime, un CD reprenant intégralement certains entretiens, dont plusieurs inédits. C’est comme un trésor pour le cinéphile. Le CD qui complète ce livre vaudrait presque à lui seul le coût d’achat, car si certains des entretiens retranscrits peuvent être entendus (comme ceux avec Truffaut, Jeanne Moreau, Simone Signoret), d’autres conversations — non-retranscrites — réalisées avec d’autres invités s’ajoutent, et non les moindres : Brigitte Bardot, les cinéastes Luchino Visconti (s’exprimant dans un français impeccable) et Roger Vadim.
Cette édition de luxe avec couverture rigide (et solide) comprend même un signet intégré au corps du livre et rattaché à la tranchefile de tête. Tel une archive, Radioscopie semblera indispensable pour les bibliothèques publiques et constitue une magnifique ouverture à la culture française de la fin du 20e siècle. Ce Radioscopie des Éditions du Sous-sol constitue le plus important livre sur le cinéma à être paru en 2018.
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Jacques Chancel
Radioscopie
Paris, Éditions du Sous-sol
2018, 352 p.
8 novembre 2020
En complément de notre entrevue avec Guilhem Caillard, directeur général du festival de films francophones Cinemania, nous lui avons demandé de suggérer trois films parmi ses préférés de la présente édition. Une bonne façon de sortir des sentiers battus et de se laisser surprendre.
1. Si le vent tombe (Nora Martirosyan, France/Belgique Arménie)
Un film absolument passionnant, qui a reçu le label Cannes 2020. qui a pour décor la région du Haut-Karabagh, dont on entend beaucoup parler dans l’actualité présentement. Les conditions autour de cette république autoproclamée, frontalière avec l’Arménie et l’Azerbaïdjan, ce sont gravement détériorées. Le film suit le personnage d’Alain, un auditeur qui se rend dans la région pour mesurer la faisabilité de l’ouverture d’un aéroport international, ce qui légitimerait ainsi l’indépendance de la région aux yeux du monde. Il s’agit d’un film très calme, sur une réalité que j’ignorais totalement, comme pour la majorité des gens je présume.
2. Vers la bataille (Aurélien Vernhes-Lermusiaux, France)
Ce film atypique nous plonge dans un épisode méconnu de l’histoire française, soit l’expédition militaire au Mexique sous Napoléon III, dans les années 1860. La France a perdu cette guerre de façon assez lamentable, ce fut un grand échec qui s’est soldé par la mort de milliers de Français et de Mexicains. Le film se concentre sur un photographe qui tente de capter cette intervention colonialiste, mais qui est toujours en retard sur les conflits… qui débarque sur des champs de bataille déserts. J’ai été franchement fasciné par ce film, obscur et indépendant, qui ne trouvera jamais de distributeur au Québec!
3. La troisième guerre (Giovanni Aloi, France)
Un film un peu plus accessible, présenté à la Mostra de Venise cette année, qui traite des soldats français engagés dans les missions dites « Sentinelle », parcourant Paris dans l’attente d’un éventuel attentat terroriste. Avec tout ce qui se passe en ce moment en France, ce film est gravement d’actualité, en plus d’être mené par un trio d’acteurs incroyable.
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