11 juin 2020
Avec 4 longs métrages en 23 ans, et une décennie complète entre Le temps qu’il reste et son plus récent It Must Be Heaven, on peut affirmer que le cinéaste palestinien Elia Suleiman aime prendre son temps. Il sait que ses œuvres, qui prennent souvent la forme de séries de tableaux humoristico-mélancoliques, parfois autobiographiques, sont très attendues. La preuve étant ses sélections en compétition officielle au Festival de Cannes, où en mai dernier il remportait une mention spéciale du jury en plus du prix FIPRESCI. Alors, pourquoi se presser, surtout qu’il construit habilement ses récits de méticuleuses observations de sa vie de tous les jours. Pour créer, il doit vivre et regarder son quotidien défiler devant lui, afin d’en extraire l’essence même de son travail.
Il y a aussi l’inextinguible conflit israélo-palestinien, braise constante qui demeure la trame de fond du réalisateur d’Intervention divine. Comment peut-il garder un regard neuf sur d’aussi vieux affrontements ? Dans It Must Be Heaven, Suleiman a justement eu la bonne idée de quitter son territoire après quelques scènes dans des lieux plus familiers, pour aller voir ailleurs, soit à Paris et à New York, deux mégapoles qu’il connait bien. C’est en portant en lui son État, et en montrant les travers des autres, qu’Elia Suleiman nous offre son film le plus mature, et peut-être le plus politique, tout en bonifiant son point de vue.
Si la majorité de ces séquences peuvent paraître d’une grande simplicité, c’est que Suleiman conserve uniquement ce qui est essentiel et universel pour mettre en scène sa vision de son « réel ». Comme cette série de tableaux avec un voisin, qu’il surprend dans son citronnier en train de voler quelques fruits. D’une fois à l’autre, celui qui « partage leur frontière commune » s’incrustera davantage sur son terrain. Il n’en faut pas plus pour y voir une illustration forte et amusante de cet envahisseur israélien. Et comme toujours, le personnage qu’incarne Elia Suleiman (ES est le nom donné à son protagoniste dans les descriptifs) communiquera uniquement par ses expressions faciales, de l’agacement à la désapprobation, de la stupéfaction à l’espoir retrouvé.
À ce sujet, les comparaisons sont fréquentes avec l’Étatsunien Buster Keaton et surtout le Français Jacques Tati. Pourtant, ce n’est pas tant dans leur personnage presque muet que dans la construction de leur mise en scène qu’il faudrait trouver d’importantes inspirations et ressemblances. C’est dans le volet parisien de son périple hors du Moyen-Orient que l’influence du créateur de Jour de fête est particulièrement frappante chez Suleiman. Que ce soit par le défilé des top-modèles dans une rue piétonnière de la capitale ou le ballet des policiers sur leur gyroroue, ces scènes font écho à la minutie et à la précision du Playtime de Tati. Les deux cinéastes partagent aussi une fascination pour les transports et les technologies, ces domaines étant souvent les bases de leurs meilleurs gags visuels. Mais chez Suleiman, il faut y ajouter l’aspect sécuritaire. L’omniprésence de l’armée ou de la police est frappante dans It Must Be Heaven, mais n’est pas surprenante quand on sait d’où il vient. Lui seul pouvait réussir à filmer une file de tanks face à la Banque de France et à fournir des armes à tous les passants de New York. Il ne craint pas l’exagération, sans toutefois noyer ses farces, pour que nous puissions à la fois rire et réfléchir.
Pour la première fois, Suleiman partage l’écran avec des personnalités connues, pour mieux illustrer l’isolement de son coin du monde. Ça débute à Paris, dans le bureau de Vincent Maraval, fondateur de la société de distribution et de ventes internationales de films Wild Bunch. Le cinéaste-acteur s’amuse en lui offrant un rôle sur mesure, Maraval tentant maladroitement d’expliquer à Suleiman qu’il refuse son prochain scénario de film parce qu’il n’est pas assez palestinien, « ça pourrait même se passer ici », lui dit-il, par cette belle mise en abyme. Il en sera de même à New York, où il rencontre la vedette mexicaine Gaël García Bernal, ce dernier qui patiente pour négocier un éventuel projet de film pour souligner le 500e anniversaire de la conquête mexicaine (tourné en anglais, bien entendu) avec la productrice québécoise Nancy Grant, celle qui est derrière les plus gros succès de Xavier Dolan. Même si García Bernal les présente, en précisant que Suleiman tourne une comédie sur la paix en Palestine, elle lance « c’est déjà drôle », lui serre la main en lui souhaitant la meilleure des chances, sans plus. L’intelligence et la pertinence de Suleiman sont là, dans ses deux refus qui en disent long sur le regard que nous portons collectivement sur le peuple palestinien. Toujours prêt à les reconnaître, comme ce chauffeur de taxi new-yorkais qui téléphone à sa femme pour lui dire qu’il est avec un Palestinien dans sa voiture, mais sans jamais être prêt à les aider concrètement.
C’est aussi dans ce taxi que le personnage de Suleiman parle pour la première fois. Dans Chronique d’une disparition en 1996, la genèse de sa filmographie, il était invité devant une salle pleine pour s’exprimer sur sa démarche artistique. Si nous étions convaincus de l’entendre, pourtant, dès qu’il s’approcha du micro, l’effet Larsen l’empêcha de prendre la parole. Il a conservé ce type de mise en situation tout au long de sa carrière, mais cette fois-ci, à la suite de la question du chauffeur « de quel pays viens-tu ? », ES, sans trop hésiter, répond « Nazareth », suivi de « je suis Palestinien ». Cela est très surprenant pour tous ceux et celles qui connaissent ses longs métrages presque par cœur. Elia Suleiman vient de prononcer quelques syllabes. L’importance de ses choix de mots est sans équivoque. Ce paradis sur lequel il semble s’interroger tout au long de ce voyage cinématographique, c’est son identité qu’il porte comme son ultime salut. Il brise enfin son silence pour affirmer haut et fort ce qui le définit, ce qui l’habite, ce qui fait de lui un cinéaste essentiel à notre compréhension du monde dans lequel nous vivons. It Must Be Heaven est un magnifique cri du cœur, tout en douceur et en subtilité, d’un personnage qui boit pour se souvenir et qui garde espoir en voyant les jeunes palestiniens danser, comme tous les jeunes de la planète.
7 juin 2020
À la veille du déconfinement des célèbres terrasses parisiennes, nous avons discuté avec le cinéaste Élia Suleiman dont le film It Must Be Heaven, présenté à Cannes en 2019, offrait une image post-apocalyptique de la ville très proche de ce que les Parisiens ont vécu durant la pandémie du Covid-19.
En regardant votre film, je me suis dit : « Mon Dieu, il dépeint l’atmosphère de la ville pendant la pandémie du Covid-19 ».
Je sais, tout le monde me reproche cela. Ils pensent que c’est moi qui l’ai provoquée ! (rires)
Qu’est-ce qui vous a donné l’idée de filmer ces rues vides? Un sentiment de solitude à Paris?
L’idée est d’essayer de capturer une sorte d’état d’urgence post-apocalyptique, politiquement parlant. Ce personnage sait donc qu’à Paris ce jour-là, il n’y a personne dans les rues car tout le monde est à la parade du 14 juillet, mais l’intention est de montrer une situation d’état d’urgence. Donc, il y a des tanks et des policiers, etc. Mais je voulais aussi montrer Paris à nu. Avec les gens poursuivis par la police, avec les sans-abri couchés sur le trottoir et les Noirs qui nettoient les rues. Je voulais exposer la situation économique réelle de Paris, une mise à nu pour ainsi dire, sans le brouhaha des gens et les voitures.
La ville ressemble tellement à ce que nous vivons depuis trois mois que le sentiment qui se dégage du film devient glacial.
J’ai reçu beaucoup de photos de personnes se tenant aux mêmes endroits que dans le film, qui étaient vides aussi pendant la pandémie, et qui me disaient : « Vous saviez que ça allait arriver? » Je ne savais pas ce qui allait arriver, mais mon sentiment était de montrer une situation difficile où l’état d’urgence est institutionnalisé, avec la police et les points de contrôle, ce que nous vivons en Europe depuis un certain temps. J’ai écrit cela bien avant que les événements terroristes n’aient lieu à Paris. À l’époque, j’écrivais cet épisode comme si cela pouvait être un signe d’avertissement. J’ai toujours eu le sentiment que quelque chose d’horrible allait se produire ici (à Paris) à cause de la façon dont les choses se déroulaient. Il y avait une certaine tension dans l’air, le sentiment d’une violence à venir, ce qui est exactement ce qui s’est passé. Le film a donc commencé par ce sentiment. Nous avons ensuite vu ce que nous avons vu à Paris (avec les attaques terroristes). D’accord, je dépeins la situation dans le burlesque, dans l’absurde et potentiellement dans la poésie, mais le fond du problème était de montrer une situation qui est complètement mondialisée, dans laquelle nous sommes entrés depuis quelques décennies et au sein de laquelle nous régressons. Si vous vous souvenez de la période précédant la pandémie, les choses n’allaient pas vraiment bien du tout et nous pouvions tous le sentir. Il y avait un sentiment d’aliénation que nous ressentions tous, un sentiment de solitude que nous vivions, et c’était ressenti comme une solitude mais c’était beaucoup plus une sorte d’aliénation, en fait. D’une certaine manière, nous ne sentions pas que le monde allait dans la bonne direction. Cela pouvait être en regardant les images en Namibie, mais c’était beaucoup plus dans la vie de tous les jours. Nous avions le sentiment que quelque chose devait changer si nous voulions vivre de manière plus positive, plus saine et plus écologique. Dans chaque aspect de la vie, il y avait quelque chose qui n’allait pas. Mon sentiment était qu’il fallait dire quelque chose à ce sujet et que cela devait concerner notre personne, nos modes de vie individuels.
Ce personnage que vous jouez, on a l’impression qu’il pourrait être un extra-terrestre qui vient d’être lâché sur la Terre. Il observe mais n’interagit pas, sauf une fois avec un oiseau. Il a le sentiment irrésistible de « ne pas faire partie ».
Eh bien, quand je parlais d’aliénation, en termes cinématographiques, je dois l’exprimer d’une certaine manière, mais ce personnage d’observateur n’est pas nouveau pour moi, il est là depuis mon premier film. Ce personnage me ressemble beaucoup. Je suis un peu un observateur. Ce que vous avez vu est certainement une partie de qui je suis. Je dirais que, d’une certaine manière, le personnage a été aspiré par la réalité qu’il observe, qu’il n’est pas exactement intouchable. Je dirais qu’il était encore plus distant dans mes films précédents. Dans ce film, il est en train de s’imprégner de la réalité qu’il observe.
On parle de Jacques Tati et de Buster Keaton quand on parle de vos films, mais je pense beaucoup plus à Fahrenheit 451 de François Truffaut, surtout quand ces trois policiers arrivent en poursuivant un homme arabe sur leur Segway, un peu comme les policiers qui volent dans le ciel, dans le film de Truffaut, poursuivant Guy Montag. Il y a un tel sentiment de fin du monde dans It Must Be Heaven que ces deux images sont liées pour moi.
Oh ! C’est très flatteur… Mais il y a quelque chose à dire sur le sentiment de fin du monde, parce que je voulais en fait essayer de parler de choses auxquelles nous pourrions arriver en temps réel, dans l’espace réel, dans la vie réelle, si nous n’agissons pas. Juste après le moment où le film a été terminé, la pandémie est arrivée, ce qui a fait que tout le monde a réévalué sa façon de vivre, ce qui est assez intéressant. Ce n’est pas la politique mais le virus qui a fait le travail.
Peut-on parler de la scène d’ouverture à Nazareth, puisque vous êtes originaire de Nazareth ? Il me semble que cela reflète beaucoup de ce qui se passe en Israël et dans le monde, le sacré utilisé pour les jeux de pouvoir et/ou le sacré utilisé comme un jeu de pouvoir. Est-ce que je me trompe dans ce que vous vouliez transmettre ?
Je ne dis jamais à un spectateur s’il a raison ou tort dans ce qu’il prend d’une image. Ce n’est pas à moi de lui dicter ce qu’il ressentir. Mais si vous me demandez comment j’ai initié cette histoire, eh bien, ce n’est pas comme ce que vous avez dit. Simplement, c’est, comme dans mes films précédents, le premier plan, une sorte de plan de série B avec un gag dedans. C’est pour lancer le film avec une ouverture déclarative, de la même manière qu’un orchestre peut commencer un opéra avec une ouverture dramatique et ensuite commencer la scène. Je fais cela assez souvent dans mes films, où je commence souvent par une scène qui n’a rien à voir avec ce qui se passe ensuite. Mon intention était en fait de détendre les muscles du spectateur avec l’humour et le gag de la scène, de sorte que le spectateur regarde la scène et sente qu’il va y avoir plus de ce genre de gag et plus d’humour. Cela n’a rien à voir avec le fait d’être en Israël. Cette histoire s’est passés dans la vie réelle, soit dit en passant. Ce n’est pas quelque chose que j’ai inventé, en fait, cette histoire s’est passée il y a quelques décennies, quand j’étais jeune, le type s’est saoulé et a refusé d’ouvrir les portes, il a fait le voyou. L’histoire réelle ne s’est pas terminée de la même manière que dans le film, le prêtre n’est pas entré par une porte latérale pour tabasser les gars, mais le reste est factuel. D’ailleurs, environ 95% de ce que vous voyez dans le film est quelque chose que j’ai vu ou vécu.
Au sein de la cinématographie, vous prenez grand soin de créer des images parfaitement symétriques, mais je trouve qu’il y a aussi une symétrie dans la violence. Vous mettez souvent deux métaphores de la violence côte à côte, comme cette scène jouée à Nazareth où cet homme jette une bouteille contre le mur par frustration en même temps que des policiers écrivent un protocole sur l’autre moitié de l’image. Même chose dans cette scène où votre personnage est assis sur une terrasse et où quatre policiers commencent à mesurer la terrasse, sans même le saluer ou même reconnaître sa présence. Et aussi cette forte femme noire qui nettoie un lieu de travail où l’on voit des mannequins noirs, de même qu’une projection vidéo de modèles blancs ultra-sveltes qui défilent sur un podium. La violence du monde de la mode est là, en concentré. Cela vous entaille le cœur alors que généralement, on n’y pense jamais vraiment.
C’est ce dont je parlais quand je parlais de la mise à nu de Paris. C’est ce qui apparaît comme faisant partie de toutes les discriminations de classe, les gens qui sont marginalisés politiquement sont normalement des gens de couleur. Cette femme de ménage qui nettoie le moniteur où apparaissent des modèles blancs, oui, c’est violent. En réalité, il est écœurant de voir que c’est ce qui se passe dans notre ville et dans tant de villes en Europe, le fait qu’il y ait de l’exploitation et du racisme. Je dirais que c’est bien pire lorsque nous sortons de l’Europe. Quand on parle de violence, tout le film est empreint de violence, une énorme part de violence. Elle est parfois visible et parfois intérieure. C’est ce que le film essaie de soulever, la question de savoir pourquoi il y a tant de violence. C’est exactement ce dont parle le film. Et quand je dis que c’est le point culminant de la situation de l’économie néo-libérale, cela devient en fait cette exploitation, cette violence, les exceptions de classe, les points de contrôle, l’armée partout et tout cela pour servir les sociétés multinationales et l’exploitation de ces gens. C’est le cœur du film. Bien sûr, je ne fais pas seulement une déclaration politique, bien sûr il s’agit de cinéma et de la façon dont je vois les choses. Il s’agit de composition picturale et de faire en sorte que les gens aient envie de changer les choses pour le positif, et donc vous avez affaire à l’esthétique et au langage cinématographique. Mais au fond, oui, il s’agit de ce que j’observe depuis dix ans, de ce qui nous arrive à tous dans le monde, et c’est de cela qu’il s’agit essentiellement dans ce film.
Dans la bande-annonce du film, quand on voit cette scène où les policiers mesurent les dimensions de la terrasse pour s’assurer qu’elle est conforme au centimètre près, je me suis retrouvée à penser à la poésie de Leonard Cohen. Cette scène vous entaille comme un vers de Cohen. J’ai vu par la suite que vous avez en fait utilisé la musique de Cohen dans ce film.
Et pas pour la première fois ! Cohen m’a laissé utiliser sa musique gratuitement pour mon premier film. Il avait aimé un article que j’avais écrit dans lequel je citais son poème Anthem. J’étais en train de produire mon premier film, je n’avais pas d’argent et je lui ai écrit une lettre pour les droits et je lui ai envoyé l’article. Il l’a tellement aimé qu’il m’a laissé utiliser First, We Take Manhattan gratuitement. J’ai eu ce contact avec lui tout au long des années. Je l’ai vu assez souvent en concert. On pourrait dire que je suis un fan.
Quand je vois votre travail, j’ai le même sentiment que pour un poème de Cohen. On sent que ça fait mal et on a envie de pleurer, mais c’est intuitif et il faut réfléchir aux raisons pour lesquelles ça fait si mal. Éventuellement, on en saisit la profondeur.
Ce que vous décrivez est pour moi la meilleure façon de recevoir de la poésie. Vous n’êtes pas censé l’analyser. Vous êtes censé la recevoir avec une émotion et la pensée peut venir plus tard. D’abord, on est ému par quelque chose et on n’analyse pas nécessairement. Pour moi, je dis la même chose, je dis que mon désir pour le film est que les gens ne commencent pas à l’analyser pendant qu’ils le regardent. Ils doivent contempler l’image et en tirer du plaisir, ou la douleur dont vous parlez, qui est en fait la douleur qui découle de l’identification avec le personnage que vous regardez. La douleur est donc une empathie ou une sorte de sympathie pour l’état des personnes que vous voyez. C’est également intéressant parce que cela vous pousse à réfléchir à la manière d’améliorer les choses pour vous-même, pour les autres et pour le monde. C’est pourquoi nous faisons de l’art en premier lieu, nous voulons faire du monde un endroit où il fait bon vivre.
Alors si je dis que votre film est une poésie visuelle burlesque et post-apocalyptique, vous seriez d’accord?
Ah! Oui, tout à fait. Cela ferait un beau titre d’article, d’ailleurs.
25 mai 2020
Gagnant du Léopard d’or lors du dernier festival de Locarno, Vitalina Varela marque le retour sur nos écrans du cinéaste Pedro Costa, l’un des auteurs marquants du « slow cinema ». Fidèle à cette approche, Costa utilise le cinéma depuis plus de 20 ans maintenant pour concentrer l’attention des spectateurs sur la situation alarmante des immigrants cap-verdiens du Portugal. Loin de toute image sensationnaliste, favorisant une approche poétique et contemplative, il affine dans ce dernier opus une démarche basée sur la rigueur et la sobriété de la composition, qui atteint son paroxysme et remet en question du même coup la frontière entre l’esthétique et le politique au cinéma.
Outre leur constance formelle et thématique, la valeur des films de Costa vient aussi de l’ensemble narratif qu’ils tissent pour donner un portrait cohérent de cette communauté. Vitalina Varela reprend ainsi le personnage de Vitalina, qu’on a pu entrevoir dans le précédent Cavalo Dinheiro (2014), et en approfondit le récit. Vitalina est une veuve du Cap-Vert venue au Portugal pour hériter d’un taudis que lui lègue son mari décédé, dont elle n’avait plus de nouvelles depuis plusieurs années. D’entrée de jeu, elle est accueillie à l’aéroport par une parente qui lui annonce qu’elle a raté les funérailles, trois jours plus tôt. Le ton du film est donc celui de l’absence, du deuil et de la rumination. Entre cette situation et les rares conversations que Vitalina entretient avec un prêtre désœuvré, dont la paroisse ne compte plus aucun fidèle, le film déploie des figures où se réfléchit le destin de toute une communauté d’immigrants pour qui la promesse d’un avenir meilleur s’est avérée illusoire. Vitalina, comme ce prêtre, ne peut habiter que les ruines d’un récit colonial, symbolisé par cette maison insalubre et mal construite dont elle hérite malgré elle.
Tout l’intérêt du film repose en fait sur cette dimension symbolique que représente la maison, lieu étouffant dont ni Vitalina ni le spectateur n’arrive à se faire une image mentale précise. Dans cet espace, Costa et son directeur de la photographie, Leonardo Simões, s’attardent avec une méticulosité de peintre à faire de chaque plan un tableau nimbé d’obscurité, dont la composition rappelle les œuvres de Georges de la Tour ou du Caravage. La maison gorgée d’ombres de Vitalina devient un lieu allégorique, situant un espace où les repères se brouillent, à la fois loin de la terre d’origine et inhabitable au sein de la terre d’accueil. Il y a également un lien évident à faire avec Platon, tant cette maison à laquelle l’héroïne est enchaînée paraît obscure, les pièces n’étant souvent éclairées que par les fissures et les crevasses des murs laissant passer la lumière. L’idée que le film n’est pas une œuvre de nuit, mais bien de jour, gagne d’ailleurs le récit peu à peu, qui trouve là une de ses plus belles possibilités, en laissant entendre que cette noirceur n’est qu’un effet de structure masquant le réel, qui s’aperçoit à travers ses failles.
Si, en apparence, la simplicité du dispositif filmique rend Vitalina Varela quelque peu aride, cette rigueur formelle permet en fait d’être habitée plus durablement par les images. Leur vision perdure et nous accompagne longtemps par la suite. Costa court toutefois le risque de gommer les enjeux politiques de son sujet sous cette intention esthétisante, d’autant plus qu’il s’éloigne résolument de la dimension documentaire de ses premières œuvres. Or, comme il revient inlassablement sur ce sujet depuis plus de 20 ans, le film se comprend plutôt comme une méditation que nous offre le cinéaste sur son parcours artistique et sa vision du cinéma. Ce regard réflexif nous confronte ainsi à plusieurs questions importantes : peut-on faire de la misère un motif de beauté, et si oui, quelles sont les limites et les possibilités d’une telle approche ? Raconter le destin des migrants en se référant à une tradition artistique européenne permet-il de remettre « l’Autre » au centre de notre regard, ou est-ce une façon de s’en approprier la figure, tout en réitérant le primat culturel de l’Europe ? Réflexe ou critique postcoloniale, c’est un des mérites de Vitalina Varela que de recadrer ces questions pour en faire des questions proprement cinématographiques, dans une œuvre qui s’avère donc d’une grande actualité.
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