Articles récents

Séquences à la Berlinale 2020

27 février 2020

Jour 8 – Oursinations

Anne-Christine Loranger

Never Rarely Sometimes Always d’Eliza Hitman

Au jour 8 de la Berlinale, sur Potsdammer Platz commencent les oursinations (voir le Bonheur du jour d’aujourd’hui). Tout le monde oursine dans sa tête, rassemble ses meilleurs films, discute avec les collègues, commente les choix, change son palmarès et ré-établi son bilan, toujours insatisfaisant.

Dans les oursinables, il y aurait certainement Never Rarely Sometimes Always de la réalisatrice américaine Eliza Hitman, laquelle porte bien son patronyme puisque son film frappe là où l’Amérique fait mal. Dans la Pensylvannie contemporaine, Autumn (Sidney Flanigan), une jeune fille silencieuse et stoïque de 17 ans, découvre qu’elle est enceinte. Comme il lui est impossible de se faire avorter dans son État sans le consentement de ses parents, elle s’embarque avec sa cousine Skylar (Talia Ryder) vers New York pour y subir l’intervention. Les contraintes administratives et financières se dressent sur le chemin des deux jeunes filles, en plus des prédateurs de tout acabit. Hitman fait un portrait consciencieux et détaillé de « l’affreux ordinaire » d’une jeune fille américaine, le harassement devenu norme et les embûches qui se dressent pour obtenir les soins d’une procédure légale. Oursinable pour la direction d’Éliza Hitman ainsi que pour ses jeunes actrices dont la performance est remarquable.

Agnieszka Holland, réalisatrice polonaise oursinée en 2017 pour Spoor (Empreintes) présentait ce matin Charlatan dans la section Berlinale Special Gala. C’est l’histoire vraie de Jan Mikolášek, un guérisseur herboriste tchèque qui soigna des millions de personnes dans sa pratique privée, avant d’être arrêté et condamné par les communistes. Holland, avouons-le, est l’une de nos artistes du cinéma préférées depuis Europa Europa (1992) et The Secret Garden (1993). Nous ne sommes donc pas objectifs en disant que Charlatan est une perfection du genre, que sa cinématographie est admirable, que son sujet est unique et que ses acteurs (Ivan Trojan, Josef Trojan et Juraj Loj) sont exquisement dirigés. Bon, bref, c’est Agnieszka Holland, qui a dirigé Mr. Jones en 2019 ainsi que trois épisodes de House of Cards, et nous l’aimons !

Rizi (Days), le film sans dialogue du Taïwanais Tsai Ming-liang, a suscité les discussions à la sortie de la projection, les journalistes étant divisés entre ceux qui trouvent magnifiques ces plans fixes dépourvus d’action sur la vie de deux hommes, l’un riche chinois et l’autre pauvre laotien, qui se rencontrent occasionnellement, et les autres que cela ennuie. Notre avis, en bout de ligne, se retrouve entre ces deux opinions. Le plan fixe et l’action lente ont définitivement leur place au cinéma, mais encore faut-il avoir un contenu solide. Ne s’improvise pas Bela Tarr qui veut! Étant donné la venue de la section compétitive Encounters, ne serait-il pas approprié de mettre de tels essais dans cette section? On pourrait y joindre DAU. Natasha dont la sexualité explicite et le viol à l’écran continue de semer la controverse. Des collègues russes parlent d’homophobie, d’abus sexuel et de harcèlement de la part du directeur Ilya Khrzhanovskiy. À l’heure de #Metoo, on ne pourrait pas faire du cinéma qui refuse d’abuser les femmes, les LGBTQ et les minorités? Une idée, comme çà…

Sur la lancée des abus, nous avons vu Curveball, premier long-métrage documentaire de Johannes Naber (Le Temps des cannibales, 2014). Après 2001, les Américains tenaient à aller « péter sa gueule à Saddam ». Mais pour cela, il leur fallait la preuve d’armes de destruction massive. Ce furent les informations (fausses) données à un expert allemand par un ingénieur chimiste irakien qui leur fournit l’excuse voulue. Mais alors que les Allemands auraient fort bien pu dénoncer l’information, ils choisirent de n’en rien faire. Honnêtement filmée, l’histoire du docu-fiction de Naber oscille entre le grotesque et le surréel. Mais, comme il l’annonce lui-même, « tout est réel ». Malheureusement.

Bonheur du jour

Oursiner, ce qui signifie attribuer un Ours. J’oursine, tu oursines, il oursine, nous avons oursiné, que j’eusse oursiné, etc. et ses dérivés comme dans « une actrice oursinable », « oursinablement parlant, il y aurait le film de… » et « le jury a commencé ses oursinations ».

Lendemain de veille

Apprendre que Frank-Walter Steinmeier, nommé au poste honorifique de Président de l’Allemagne en 2017, était le coordonnateur des services secrets allemands au bureau du Chancelier Gerhart Schroeder. Autrement dit, c’est lui qui a pris la décision de ne pas révéler au monde que l’histoire des unités mobiles d’armes bio-chimique irakiennes était un mensonge éhonté. Les Américains se sont servis de ce mensonge pour vendre la guerre en Irak en 2003. Ce n’est pas que nous comptions, mais juste en Irak, on en a pour 600 000 morts. Comment ces gens-là arrivent-ils à dormir la nuit?

Séquences à la Berlinale 2020

Jour 7 – Journalistes au bord de la crise de nerfs

Anne-Christine Loranger

The Roads Not Taken de Sally Potter

Au jour 7 de la Berlinale, tous les critiques de presse sont amochés, cernés, épuisés et parfois malades. Bref, on en a marre ! Cela passe, les entrevues s’achèvent et bing ! chacun se met dès le jour 8 à afficher son petit palmarès personnel. C’est pourquoi la décision de la direction d’apposer aujourd’hui deux très longs films en projection de presse (Berlin Alexanderplatz et DAU. Natasha, respectivement 3 heures et 2,5 heures), en plus de l’exigeant The Roads Not Baken de Sally Potter, avait des airs de goulag. Genre épuisement physique et nerveux qui déstabilise et fait perdre toutes ses capacités critiques.  

L’esprit du soviétisme constitue d’ailleurs le cœur du projet DAU, dont le premier long-métrage était présenté en Compétition. En septembre 2009, les cinéastes russes Ilya Khrzhanovskiy et Jekaterina Oertel construisirent un Institut de recherche en physique et technologie sur les lieux d’une piscine abandonnée en Ukraine. Cette vaste installation de recherche expérimentale, inspirée des instituts de recherche soviétiques, devint le plus grand plateau de tournage jamais construit en Europe. Les scientifiques pouvaient vivre et travailler dans cet Institut qui était également peuplé de centaines de participants volontaires soigneusement sélectionnés – artistes, serveurs, police secrète, familles ordinaires – isolés du temps et de l’espace.

Renvoyés dans le passé (à une période comprise entre 1938 et 1968), les participants vivaient comme leurs ancêtres en URSS, ils travaillaient, s’habillaient, se déshabillaient, s’aimaient, se dénonçaient et se détestaient. Cette vie non scénarisée a été filmée par intermittence pendant toute la durée de l’expérience à l’Institut, qui a duré d’octobre 2009 à novembre 2011. Des uniformes qu’ils portaient à la langue qu’ils utilisaient, leur existence était régie par « l’heure locale » de l’Institut – 1952, 1953, 1956, etc. DAU.Natasha suit l’actrice Natasha Berezhnaya dans le rôle éponyme d’une quarantenaire qui dirige la cantine de l’Institut dans les années 1950. La cantine est le cœur battant de l’Institut et tout le monde y passe : les employés, les scientifiques et les invités étrangers. Le monde de Natasha est partagé entre les exigences de la cantine pendant la journée et les nuits alcoolisées avec sa jeune collègue Olga (Olga Sergeevna Shkabarnya), au cours desquelles les deux femmes se querellent et se confient leurs espoirs d’un avenir différent. Un soir, lors d’une fête, Natacha se rapproche d’un scientifique français en visite, Luc Bigé, et les deux couchent ensemble. Le lendemain, la vie de Natasha prend un tournant dramatique lorsqu’elle est convoquée à un interrogatoire par le général du KGB Vladimir Azhippo qui s’interroge sur la nature de sa relation avec l’invité étranger.

DAU. Natacha est donc le premier long métrage de la simulation à grande échelle du système soviétique totalitaire d’Ilya Khrzhanovskiy. Le degré de véracité y est absolu, y compris les scènes sexuelles, explicites de A à Z, mais aussi les éprouvantes méthodes d’interrogation utilisées sur Natasha, reproduisant celles de l’ex-URSS. Efficace et troublant (mais long !)

En Compétition, la journée avait commencé avec le très attendu Berlin Alexanderplatz de l’allemand Burhan Qurbani sur l’histoire de Francis (Welket Bungué), un jeune Guinéen, seul survivant d’une traversée illégale. Francis se retrouve à Berlin où il réalise combien il est difficile d’être honnête quand on est un réfugié illégal en Allemagne – sans papiers, sans nation et sans permis de travail. L’offre du charismatique allemand Reinhold (Albrecht Schuch), un dealer de drogue, de gagner de l’argent facile devient d’autant plus alléchante, même quand cela le met en conflit avec son amoureuse, la belle Mieze (Jella Haase). Pour son troisième long métrage, Burhan Qurbani prend le risque de raconter une histoire originellement tournée sous forme de série télévisée par le légendaire réalisateur Werner Fassbinder, à partir du roman d’Alfred Döblin. Mis en scène avec une caméra d’une grande sensualité dans le Berlin contemporain, cette nouvelle version présente Reinhold et Mieze comme les pôles opposés qui s’affrontent au sein de Francis. Albrecht Schuch incarne un véritable diable, psychopathe manipulateur, tentateur et jaloux, qui attire Francis encore et encore dans ses filets. À l’opposé, Mieze est capable d’un amour sans retenue pour Francis qu’elle tente de délivrer de la présence maléfique de Reinhold. Intense et sensuel (mais long !)

Sandwiché entre les deux biggies, le film fort attendu de Sally Potter présentait une brochette d’acteurs de haut calibre (Javier Bardem, Salma Hayek, Elle Fanning et Laura Linney) dans The Roads Not Taken, un film intimiste et poignant.  Sally Potter y suit une journée dans la vie de Leo (Javier Bardem) et de sa fille, Molly (Elle Fanning), tandis que cette dernière se débat avec les défis de l’esprit chaotique de son père. Alors qu’ils se frayent un chemin dans la ville de New York, le voyage de Leo prend un caractère hallucinatoire, car il flotte à travers des vies alternatives qu’il aurait pu vivre, amenant Molly à lutter avec sa propre destinée. La démence du père et ses pertes de repère n’ont d’égale que l’amour de la fille, qui lutte avec acharnement pour le suivre dans ses délires. Bardem, Hayek, Linney et Fanning dirigés par l’une des plus grande poètes-cinéaste au monde, cela pourrait difficilement être mauvais. De fait, c’est magnifique (et court !)

Bonheur du jour

Le chocolat Cailler de notre excellent collègue Malik Berkati, qui nous amène cela de Suisse à chaque année. La présence chocolatée de Malik n’est certes pas la seule raison de faire la Berlinale, mais c’en est une bonne.

Lendemain de veille

Avoir à manquer la fin de la conférence de presse de The Roads Not Taken avec Javier Bardem pour courir vers la projection de Dau. Natasha. Sniiiiiiiiiiff !

Séquences à la Berlinale 2020

25 février 2020

Jour 6 – Incertitudes

Anne-Christine Loranger

The Woman Who Ran de Hong Sang-soo

Hong Sang-soo est le cinéaste de l’incertitude. C’est un mot qu’il avait particulièrement aimé quand nous l’avions interviewé en 2017 pour On the Beach at Night Alone, où son actrice Kim Min-hee avait remporté l’Ours d’argent. Avec The Woman Who Ran, présenté en Compétition, Kim Min-hee est de retour, de même que l’incertitude. Car la méthode du cinéaste n’a pas changé : Sang-soo part à l’aventure dans tous ses films, sans savoir où il va lors de ses tournages, sans destination précise, en surfant à la surface de ce qui se produit devant sa caméra. En conférence de presse, il nous est apparu encore plus Zen que d’habitude, aussi gentil et fin dans ses remarques. Suivant la ligne entamée bien avant #metoo, The Woman Who Ran met en scène des femmes : quatre femmes fortes qui se parlent, qui s’écoutent, qui cherchent à se comprendre et qui, toutes, ont fui une situation ou une relation oppressante. Qui est cette femme qui a couru? Le cinéaste lui-même déclare avec un sourire ne pas en être certain. L’incertitude, toujours…

Dans la section Berlinale Special, nous avons vu l’excellent Persian Lessons de l’ukrainien Vadim Perelman (House of Sand and Fog, 2003). Reza, un jeune juif belge (Nahuel Pérez Biscayart) envoyé en camp de concentration, échappe de peu à la mort en prétendant être perse. Son unique chance de survie dans le camp est d’y enseigner le farsi, langue qu’il ignore, à Klaus (Lars Eidinger) un officier qui rêve d’aller vivre à Téhéran après la guerre. Grâce à son travail de greffier dans le camps, Reza crée un extraordinaire système pour inventer et enseigner une langue dont il ignore tout.

Lars Eidinger et Nahuel Perez Biscayart se retrouvent chacun dans un autre film en Compétition (Eidinger dans Schwesterlein et Biscayart dans El Profugo) ce qui en dit long sur le talent de ces deux acteurs. Intelligents et captivants, ils nous mènent avec aplomb dans l’extraordinaire histoire concoctée par Vadim Perelman. « Je voulais humaniser ces officiers nazis », a déclaré ce dernier. « Je voulais les montrer avec leur personnalité, leurs goûts et leurs aspirations au milieu de la vie des camps. » Ce n’est pas que l’œuvre de Perelman soit dépourvue de la cruauté quotidienne des Waffen-SS (hommes et femmes), mais celle-ci y est enrichie d’une psychologie qui la rend, si possible, encore plus troublante. « Je ne suis pas un assassin » affirme l’officier Klaus, responsable de la table des officiers dû à son expérience comme chef d’un grand restaurant. « Mais tu t’assures que les assassins sont bien nourris ! » lui rétorque Reza avec l’assurance de ceux qui ont abandonné l’idée de survivre. L’histoire de Perelman a le mérite de montrer les membres féminins des Waffen-SS qui travaillaient dans les camps et leur relations avec les autres soldats, officiers et prisonniers, dans des rôles complexes et intéressants. Cela change agréablement, même pour dépeindre des monstres.

Un bonheur n’arrivant jamais seul, nous avons également vu en Compétition le très beau Volevo Nascondermi (Hidden Away) du cinéaste Giorgio Diritti, qui y relate la vie troublée du peintre italien Antonio Ligabue. Enfant prompt aux crises de colère, le petit Toni sera abandonné par sa mère et élevé par un couple en Suisse, alternant les séjours en hôpital psychiatrique et les humiliations des gens du crû. Renvoyé en Italie où il vivra dans la plus grande misère, il sera finalement aidé par un peintre local qui lui offre un toit. La générosité de cette famille lui offrira la possibilité d’avoir accès à des couleurs et à des pinceaux. Dévoré de la souffrance issue de son enfance, Antonio trouvera un exutoire dans l’art et deviendra au final l’un des plus grands artistes italien de l’après-guerre. Un très beau film habité par une somptueuse caméra et surtout par la présence oursinale (i.e. qui mérite un Ours) d’Elio Germano.

Bonheur du jour

Le soleil ! Et la conférence de presse avec Hillary Clinton, toujours aussi intelligente et sûre d’elle pour présenter Hillary, la série télévisée en quatre épisodes qui porte sur… Sur qui, au fait ?

Lendemain de veille

Parler avec un journaliste grec et l’entendre dire que le seul film qu’il a aimé de toute la Compétition a été… Le sel des larmes (voir notre mention de quatre lignes au jour 3).  Au secours !

2025 © SÉQUENCES - La revue de cinéma - Tous droits réservés.