25 février 2020
Hong Sang-soo est le cinéaste de l’incertitude. C’est un mot qu’il avait particulièrement aimé quand nous l’avions interviewé en 2017 pour On the Beach at Night Alone, où son actrice Kim Min-hee avait remporté l’Ours d’argent. Avec The Woman Who Ran, présenté en Compétition, Kim Min-hee est de retour, de même que l’incertitude. Car la méthode du cinéaste n’a pas changé : Sang-soo part à l’aventure dans tous ses films, sans savoir où il va lors de ses tournages, sans destination précise, en surfant à la surface de ce qui se produit devant sa caméra. En conférence de presse, il nous est apparu encore plus Zen que d’habitude, aussi gentil et fin dans ses remarques. Suivant la ligne entamée bien avant #metoo, The Woman Who Ran met en scène des femmes : quatre femmes fortes qui se parlent, qui s’écoutent, qui cherchent à se comprendre et qui, toutes, ont fui une situation ou une relation oppressante. Qui est cette femme qui a couru? Le cinéaste lui-même déclare avec un sourire ne pas en être certain. L’incertitude, toujours…
Dans la section Berlinale Special, nous avons vu l’excellent Persian Lessons de l’ukrainien Vadim Perelman (House of Sand and Fog, 2003). Reza, un jeune juif belge (Nahuel Pérez Biscayart) envoyé en camp de concentration, échappe de peu à la mort en prétendant être perse. Son unique chance de survie dans le camp est d’y enseigner le farsi, langue qu’il ignore, à Klaus (Lars Eidinger) un officier qui rêve d’aller vivre à Téhéran après la guerre. Grâce à son travail de greffier dans le camps, Reza crée un extraordinaire système pour inventer et enseigner une langue dont il ignore tout.
Lars Eidinger et Nahuel Perez Biscayart se retrouvent chacun dans un autre film en Compétition (Eidinger dans Schwesterlein et Biscayart dans El Profugo) ce qui en dit long sur le talent de ces deux acteurs. Intelligents et captivants, ils nous mènent avec aplomb dans l’extraordinaire histoire concoctée par Vadim Perelman. « Je voulais humaniser ces officiers nazis », a déclaré ce dernier. « Je voulais les montrer avec leur personnalité, leurs goûts et leurs aspirations au milieu de la vie des camps. » Ce n’est pas que l’œuvre de Perelman soit dépourvue de la cruauté quotidienne des Waffen-SS (hommes et femmes), mais celle-ci y est enrichie d’une psychologie qui la rend, si possible, encore plus troublante. « Je ne suis pas un assassin » affirme l’officier Klaus, responsable de la table des officiers dû à son expérience comme chef d’un grand restaurant. « Mais tu t’assures que les assassins sont bien nourris ! » lui rétorque Reza avec l’assurance de ceux qui ont abandonné l’idée de survivre. L’histoire de Perelman a le mérite de montrer les membres féminins des Waffen-SS qui travaillaient dans les camps et leur relations avec les autres soldats, officiers et prisonniers, dans des rôles complexes et intéressants. Cela change agréablement, même pour dépeindre des monstres.
Un bonheur n’arrivant jamais seul, nous avons également vu en Compétition le très beau Volevo Nascondermi (Hidden Away) du cinéaste Giorgio Diritti, qui y relate la vie troublée du peintre italien Antonio Ligabue. Enfant prompt aux crises de colère, le petit Toni sera abandonné par sa mère et élevé par un couple en Suisse, alternant les séjours en hôpital psychiatrique et les humiliations des gens du crû. Renvoyé en Italie où il vivra dans la plus grande misère, il sera finalement aidé par un peintre local qui lui offre un toit. La générosité de cette famille lui offrira la possibilité d’avoir accès à des couleurs et à des pinceaux. Dévoré de la souffrance issue de son enfance, Antonio trouvera un exutoire dans l’art et deviendra au final l’un des plus grands artistes italien de l’après-guerre. Un très beau film habité par une somptueuse caméra et surtout par la présence oursinale (i.e. qui mérite un Ours) d’Elio Germano.
Bonheur du jour
Le soleil ! Et la conférence de presse avec Hillary Clinton, toujours aussi intelligente et sûre d’elle pour présenter Hillary, la série télévisée en quatre épisodes qui porte sur… Sur qui, au fait ?
Lendemain de veille
Parler avec un journaliste grec et l’entendre dire que le seul film qu’il a aimé de toute la Compétition a été… Le sel des larmes (voir notre mention de quatre lignes au jour 3). Au secours !
Temps doux menant à de la pluie, ce soir sur la Vieille Rue Potsdammer, mais soleil dans nos cœurs après le visionnement en Compétition du film de Gustav Kervern et Benoit Delépine, le cruel et hilarant Effacer l’historique, sur trois victimes des médias sociaux qui déclarent la guerre aux géants technologiques. Ce dixième film du couple Kervern-Delépine (Saint-Amour, Mammuth) est d’abord et avant tout un manifeste pour l’humain et une révolte contre l’abrutissement technologique dont le monde entier est devenu la victime. Réflexion sociale acérée autant que burlesque, le film est porté par les excellents Benoit Podalydès, Corinne Masiero et surtout Blanche Gardin, dans un inoubliable personnage de « ménagère en jachère ». Cruel, touchant et irrésistible.
Dans la catégorie opposée, Schwesterlein (Petite sœur), drame de Stéphanie Chuat et Véronique Reymond, réunit Nina Hoss et Lars Eidinger, deux des plus grands acteurs allemands dans un couple de jumeaux, Lisa et Sven. Quand Sven, star du théâtre berlinois, a besoin d’une greffe de moelle osseuse, sa sœur Lisa répond présent, comme elle l’a toujours fait, sacrifiant sa famille en Suisse et jusqu’à sa carrière d’auteure de théâtre, pour aider son jumeau à guérir. Mais Sven a autant besoin des soins de sa sœur qu’elle a besoin de lui pour retrouver le goût d’écrire. Ouvertement inspiré du conte Hansel et Gretel, le scénario raffiné des réalisatrices suisses Reymond et Chuat est dirigé avec maîtrise et donne lieu à des scènes bouleversantes. Cruel, touchant et irrésistible.
Des hôpitaux suisses, on saute dans Siberia, l’archipel intérieur d’Abel Ferrara où Willem Dafoe interprète un ermite ayant fui dans les montagnes russes pour échapper aux souvenirs qui le hantent. Ce goulag de l’esprit prend la forme de rêves, de souvenirs et mêmes de présences démoniques. Dommage que le scénario de Ferrara comporte autant de phrases clichées et que son montage coupe le fil de la prestation de Dafoe, qui donne tout ce qu’il a. Cruel, parfois touchant et malheureusement résistible.
Bonheur du jour
Revoir Jason et ses huîtres de Nouvelle-Écosse au sein de l’événement présentant le festival canadien Devour, consacré au cinéma culinaire. Inspiré de la défunte section Culinary Cinema de la Berlinale, Devour est devenu le festival de films culinaires le plus important au monde, attirant des milliers de personnes chaque année en octobre dans la petite ville de Wolfsville en Nouvelle-Écosse. En plus des huîtres, pétoncles et homards étaient au rendez-vous. Menoum !
Lendemain de la veille
Les files d’attente pour les projections de presse à l’entrée du Berlinale Palast, chose inconnue auparavant et les nouveaux horaires qui confondent tous les vieux habitués (dont nous sommes).
24 février 2020
Si, grâce à son champagne et à son soleil, Cannes est le festival du glamour Berlin, pour cause de schnaps et de grisaille, est celui de la politique. En ce dimanche berlinois, la politique était cependant loin dans les pensées lors de la projection du délicieux Pinocchio de Matteo Garrone (Dogman) dans la section Berlinale Special. Roberto Benigni, fan de l’histoire au point d’avoir voulu y jouer lui-même le rôle-titre dans sa production malheureuse de 2002, y revient ici dans le rôle de Geppetto, le pauvre père de l’aventureuse marionnette de bois. C’est touchant, souvent drôle, et parfois cruel comme tous les bons contes de fées. Les effets spéciaux qui donnent au visage du jeune Frederico Lelapi l’apparence d’une marionnette de bois y sont au service de l’histoire (et non l’inverse) et les somptueux décors offre un bel écrin pour les personnages habilement déguisés. Deux heures de bonheur mêlées de quelques larmes parce que Roberto Benigni en Geppetto c’est… Vraiment c’est… (sniff!)
Un paquet de Kleenex plus tard, nous avons vu Undine de l’Allemand Christian Petzold, certainement le film le plus attendu de la Compétition. Ce nouvel opus du talentueux réalisateur de Barbara (2012) et de Transit (2018) est une exquise histoire d’amour basée sur la légende des sirènes, lesquelles tuaient les hommes qui les délaissaient. Paula Beer, qu’on voit partout depuis Frantz (2016), y interprète Undine, une jeune guide qui effectue la présentation de maquettes historiques sur la ville de Berlin. Suite à une déception amoureuse, elle rencontre Christoph (Franz Rogowski), un plongeur industriel avec lequel elle visite les profondeurs des lacs de barrages. Original et inventif, le scénario de Petzold est soutenu par la subtile caméra de son vieux comparse Hans Fromm, lequel crée de magiques atmosphères subaquatiques. Le couple Beer-Rogowski, déjà rencontrés dans Transit, est d’une chimie palpable à l’écran. Une belle histoire d’amour brillamment menée et pleine de sensibilité, au point de nous faire saluer la pluie qui tombait drue en sortant de la projection, puisqu’elle nous gardait dans l’esprit aquatique du film.
Les traditions ancestrales en conflit avec la religion des colonisateurs composaient les thèmes des deux films suivants, soient Todos os mortos du Brésilien Caetano Gotardo, présenté en Compétition et High Ground de l’Australien Stephen Maxwell Johnson, dans Berlinale Special. Situé dans le Brésil de 1899 où l’esclavage vient tout juste d’être aboli, Todos os mortos présente un brillant portrait des femmes de deux familles en conflit. Les Soareses, producteurs de café et anciens possesseurs d’esclaves sont confrontées à demander les services d’Ina, une ancienne esclave autrefois renvoyée à cause de sa fidélité à la religion de ses ancêtres africains. Sensuelle dans ses textures, l’approche de Caetano juxtapose les époques pour illustrer l’importance de l’héritage ancestral même au sein de la vie moderne. Son film montre de subtils portraits de femmes fortes et complexes, confrontées dans leurs convictions religieuses les plus profondes, mais forcées par la force des choses à l’entraide.
À l’opposé, Stephen Maxwell dans High Ground, fait le récit d’un conflit ouvert et meurtrier entre guerriers Maoris et chasseurs de tête blancs dans l’Australie de 1931. Douze ans après que sa famille ait été massacrée sans raison par des chasseurs de tête, le guerrier Baywara cherche vengeance. À l’écoute de la sagesse la Mère-Terre, son père souhaite, lui, restaurer l’équilibre détruit par la violence et la colère.
L’un et l’autre film met en lumière les équilibres millénaires détruits par l’arrivée des colonisateurs blancs, tant au niveau de l’écologie que du sacré. Là où les deux réalisateurs font fort, c’est de mettre en valeur à quel point ces deux questions sont irrémédiablement liées.
Bonheur du jour : Le party de l’ambassade du Canada est LA soirée à ne pas manquer à la Berlinale. Compte tenu de sa proximité sur Potsdammer Platz et de l’engouement des Allemands pour tout ce qui concerne le Canada, c’est toujours réussi. Surtout depuis que notre ami Jason y amène dans ses valises des huîtres fraîches de Nouvelle-Écosse. Huître par huître, nous nous rapprochons de l’Illumination bouddhique. Cependant, la dissolution de l’ego étant un long processus (surtout pour un journaliste), cela prend beaucoup d’huîtres !
Lendemain de veille : Littéralement, après avoir copieusement arrosé les huîtres de Jason de gin tonic Ungava. Nous allons revoir Jason derrière son bar à huîtres demain pour l’événement de promotion de Devour, le festival canadien consacré au cinéma culinaire. Esprit de Bouddha, me voici !
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