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Uncut Gems

17 février 2020

L’enivrante odyssée des frères Josh et Benny Safdie

Catherine Bergeron

De l’énoncé « diamant brut » peuvent bel et bien résonner finesse et richesse : la finesse et la richesse d’une pièce qui se voudrait unique et rare, qui se voudrait profonde et énigmatique. Mais de « diamant brut » peut aussi retentir la dureté de la forme, de cette forme qui, rude et non taillée, frappe par sa vitalité, son impulsivité, sa violence. Multipliant les festivals de renom (Telluride, Toronto, New York, Rotterdam), le dernier long-métrage des cinéastes américains Josh et Benny Safdie, Uncut Gems, arrive, dans le paysage cinématographique actuel, comme cette parfaite pierre précieuse naturellement acérée.

Débutant son récit dans la rudesse d’une mine de diamants éthiopienne, où deux mineurs profitent du brouhaha causé par la blessure d’un de leurs confrères pour aller dérober une opale noire, Uncut Gems entame son parcours incisif en suivant le voyage de cette opale jusqu’en Amérique… ou plus précisément jusqu’à notre arrivée dans la colonoscopie du personnage principal, Howard Ratner (remarquablement joué par Adam Sandler). Du cabinet médical, nous suivons alors, à un rythme effréné, Howard qui nous amène dans son univers : le Diamond District de New York. Juif bien établi du quartier, Howard passe tout son temps à organiser et réorganiser ses affaires, multipliant les prêts sur gages et les emprunts dans le but de faire un grand coup d’argent. Et ce coup ne peut venir que d’une direction, son obsession : parier sur le basketball. Peu importe que son mariage tombe en morceaux, que son amante fasse à sa tête et que son beau-frère, à qui il doit beaucoup d’argent, ait envoyé deux tueurs à ses trousses, Howard ne voit que loin devant lorsque, venu dans son magasin pour acheter des accessoires en diamants, le grand joueur de la NBA Kevin Garnett (jouant son propre rôle) tombe sous le charme de son opale noire. Les dés sont jetés et, bien souvent, rien ne va plus dans l’univers chaotique d’Howard.

À mi-chemin entre les films de Cassavetes (The Killing of a Chinese Bookie, 1976), les films de Scorsese (Taxi Driver, 1976) (à noter que Scorsese fait lui-même partie de la production d’Uncut Gems), et les jeux d’arcade des années 1980, ponctués de leur musique électronique, le film des frères Safdie poursuit la consécration magistrale de ces deux cinéastes new-yorkais du temps présent. Souvent vus comme les moutons noirs de l’Amérique, boudés par les Oscars, ils proposent avec ce projet de longue haleine, leur ayant pris dix ans à réaliser, une suite à leur approche stylistique bien établie (Good Time, 2017) tout comme un questionnement social et humain aiguisé et pertinent.

Avec son style grinçant, où les personnages passent leur temps à s’enterrer mutuellement, lorsque ce n’est pas la musique stridente qui les enterre à son tour, le film des frères Safdie a été comparé, par plusieurs, à une crise cardiaque, une angine de poitrine, une crise d’angoisse ou d’épilepsie. En filiation avec Good Time, qui questionnait directement la notion de « bon temps », Uncut Gems perpétue la réflexion des cinéastes sur le divertissement et le plaisir contemporains. « Are you having a good time? », demande l’un des tueurs à gage à Howard. À fond dans le divertissement, le film est poussé au bord de l’indigeste, transformant le pur plaisir en commentaire, le suspense en film d’auteur. Mais la plus riche réflexion offerte par Uncut Gems, faisant, de ce film, un grand film, réside dans l’image de cette opale noire, moteur du récit entier. C’est cette opale, après tout, qui lie les mondes quelque peu caricaturaux, du moins pris avec légèreté, des juifs new-yorkais, axés vers le gain et le futur, et des afro-américains, amoureux des diamants, de l’éclatant et du temps présent. L’opale porte en elle une grande signification, tel que l’explique Howard à Garnett : elle porte chance et, aussi vieille que les dinosaures, elle porte en elle l’histoire de l’humanité. Dans les mains de Garnett, l’opale lui permet de gagner des matchs comme elle permet, par procuration, à Howard de gagner ses paris. Mais que recèle donc cette opale sinon une bonne histoire? Au-delà du spectre de ses couleurs, Garnett y voit la rareté, la provenance, l’Afrique, la terre, l’origine, la force, la résistance; il y voit une filiation, un héritage. La pierre devient puissante parce qu’elle porte en elle l’histoire que Howard lui a donnée et parce que cette histoire prend sens chez celui qui y croit. Loin de la réalité tragique des mineurs présentée au début du film, la bonne histoire est donc celle à laquelle nous voulons croire. C’est cette histoire qui permet à certains de se dépasser, à d’autres de contrôler leur prochains pour leurs propres gains. Et c’est cette histoire qui permet finalement de capter l’attention d’une foule au-delà de tout excès stylistique et toute tentative d’indigestion.

Les 38es Rendez-vous Québec Cinéma

14 février 2020

Pierre Pageau

Nous étions tous convoqués au Lion d’Or, rue Ontario, pour le dévoilement de la programmation des Rendez-vous Québec Cinéma, qui auront lieu du 26 février au 7 mars 2020. La salle est comble, c’est un succès pour les organisateurs. La nouvelle directrice Myriam D’Arcy va mener le jeu; à noter que Ségolène Roederer demeure à titre de directrice générale. Frédérick Pelletier est le nouveau grand responsable de la programmation, Il va lancer les premiers chiffres : 300 films, dont 200 courts et moyens métrages; il y aura 80 premières, dont comme toujours les films d’ouverture (Les Nôtres de Jeanne Leblanc) et de clôture (Jukebox : un rêve américain fait au Québec d’Éric Ruel et Guylaine Maroist). La programmation comprend comme toujours le retour sur les principaux longs métrages de l’année, mais aussi pour les documentaires et les courts métrages.. Cette année les Rendez-vous se targue de présenter le « premier film Netflix »; faut-il vraiment être fier de cela ?  Plusieurs voudront voir une primeur comme le premier long métrage de Jean-Carl Boucher (vedette des films de Ricardo Trogi), Flashwood, ou Mont Foster de Louis Godboout.  La porte-parole de l’événement cette année est Monia Chokri. Les Rendez-vous de cette année sont placés sous la mémoire de Yolande Simard-Perrault et d’Andrée Lachapelle.

Il y a également le retour, attendu, du gala PRENDS ÇA COURT, grande fête du court métrage, événement crée par Danny Lennon et qui reprend après une année de pause.  Les Rendez-vous se prolongeront au cinéma Capitol de Drummondville du 27 au 29 février) et aussi au Ciné-répertoire de Joliette (17 février).

L’acrobate

7 février 2020

En suspens

Jason Béliveau

Figure énigmatique s’il en est, le cinéaste d’origine acadienne Rodrigue Jean a développé en 30 ans une œuvre radicale et nécessaire en exposant sans affect les marges de notre société. Celles où évoluent clandestinement prostitués et toxicomanes, êtres écorchés par la vie et par un capitalisme qui les recrache forcément, parce qu’improductifs selon ses lois toutes puissantes. D’une brève recherche sur Internet, nous revenons pratiquement bredouilles; quelques photos à peine de Jean, dont une dans la vingtaine, en noir et blanc, où nous le méprenons un instant pour Jack Kerouac ou pour l’un de ces beatniks parcourant librement les États-Unis. La carrure de Ti-Jean, oui, mais surtout ce regard dur, à travers duquel transparaît une vulnérabilité prenante. Aux cinq ans, l’artiste se matérialise, un nouveau film sous le bras, avant de disparaître on ne sait où. Initiateur du groupe d’action en cinéma Épopée avec le monteur Mathieu Bouchard-Malo, il a signé un des films d’ici les plus importants de la décennie 2000, le documentaire Hommes à louer, qui suivait sur un an plusieurs prostitués mâles, leur donnant un espace de parole et d’écoute. Son dernier film de fiction, L’acrobate, recoupe quelques fétiches du cinéaste et des influences évidentes, entre autres celles de Jean Genet et de Rainer Werner Fassbinder.

La mise en place est d’une simplicité assumée. Christophe (Sébastien Ricard), quarantenaire parvenu, achète sur un coup de tête un appartement pas tout à fait terminé au sommet d’une tour du centre-ville de Montréal. Il y fera la rencontre imprévue de Micha (Yury Paulau), acrobate russe blessé pour des raisons nébuleuses. Cet ange déchu, vagabond sans le sou, va s’immiscer rapidement dans la vie de cet autre à la vie réglée, en déséquilibre depuis la dégénérescence d’une mère (Lise Roy) dont il s’occupe maladroitement. Esseulés, les deux hommes vont développer une relation construite sur des jeux sexuels violents, où tour à tour ils seront dominants et dominés. S’aiment-ils? Si c’est le cas, blesser par amour est le mot d’ordre, chaque blessure étant donnée et reçue comme une décharge électrique. Le seul moyen de ressentir passe par les coups, les étranglements, l’humiliation. N’importe quoi pour s’arracher aux réflexes conditionnés par un monde programmé pour se construire, s’ériger toujours, à l’image de ces tours infinies que Jean filme en de longs plans fixes, à la recherche de traces d’humanité, alors que celles-ci se trouve plus bas, les pieds bien ancrés au sol, marchant dans les rues en groupes serrés et revendicateurs.

Le temps se dilate, la progression psychologique est lente, le jeu tantôt effacé, tantôt d’une intensité presque insoutenable. L’acrobate en confondra plus d’un, notamment lors de ces scènes de sexualité d’une frontalité rarement vue dans notre cinéma. La presse fera peut-être sensation du caractère pornographique de ces scènes, que d’aucuns pourraient qualifier de gratuites, alors qu’elles illustrent un rapport aux corps dénaturé, voire économique. Pourtant, entre ces moments de brutalité, des zones d’accalmie, notamment lorsque Christophe, sous les ordres de Micha, lui rasera les jambes, puis le sexe. Redoutons le moment où un intervieweur zélé demandera à Ricard, encore une fois d’une grande justesse dans sa retenue, si ces scènes ont été simulées, car bien sûr cette question de la simulation importe peu, tant tout ici est factice, dissimule un vide abyssal. Le sexe est purement une monnaie d’échange et se transite selon les besoins les plus impératifs. Et les plus vils.

Le spectateur se laissera donc prendre dans cet étau qui se resserre avec une résolution quasi désintéressée. Bien que le récit s’égare parfois dans des surlignages pesants (la mère de Christophe lui dira : « T’as changé on dirait »; perspicace la mère) une calme assurance dans la mise en scène intrigue, notamment dans ces jeux de verticalité, symbolisés par l’appartement de Christophe et le métier de Micha (de très belles scènes mettant en scène des trapézistes viennent ponctuer le récit). Tout de même, osons critiquer cette vision bouchée de la ville et des rapports intimes dits contemporains. Dans ce projet politique d’étaler la relation (très) particulière de ces deux hommes à une condition générale de l’intimité au XXIe siècle, une naïveté qui aurait sans doute mieux passée il y a 25 ans, à l’époque de Maelström et autres Un crabe dans la tête.

L’acrobate sera exigeant pour le commun des mortels, mais ce film avec en son centre une large fêlure ne s’adresse pas à celui-ci, du moins pas directement. Il s’agit d’un cri de désespoir rendu sourd par le son des villes, d’une complainte âpre contre un monde qui s’isole pour mieux se protéger. C’est la réaction violente d’un animal blessé. C’est un film qui, par amour, ose détester ce que nous sommes devenus.

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