16 février 2022
Signe des temps ou nostalgie de temps plus simples? La Berlinale a offert en Compétition trois bons films portant sur la vie paysanne.
Commençons avec Alcarràs de Carla Simón, un bijou portant sur une famille paysanne en Catalogne, dans le sud de l’Espagne. La famille Solé fait la récolte des pêches dans leur verger situé dans le petit village d’Alcarràs, comme l’a fait leur famille depuis trois générations. Mais leur mode de vie rural, bien enraciné dans la terre catalane, est mis en péril par leur propriétaire, qui veut remplacer le verger par des panneaux solaires.
À l’heure où l’énergie verte est devenue un must, voici un film qui mets les tenants des énergies renouvelables en collision avec ceux qui défendent la vie du terroir. Carla Simon dépeint une famille paysanne typique, des grands-parents aux petits-enfants, y incluant un beauf et une tante qui, tous, dépendent de la terre pour leur gagne-pain, leur vie, leurs jeux et leurs souvenirs. La terre est ici filmée comme un personnage à part entière, avec sa poussière et ses fruits, ses animaux et ses bruits. Carla Simon capte savamment les jeux nerveux des enfants, le travail de récolte, l’importance du potager, du savoir ancestral et des vieux récits. La cinématographie y est nerveuse, mais subtile, et les interprètes criant de vérité. Une perfection du genre.
Drii Winter (A Piece of Sky)de Michael Koch se déroule dans un petit village niché dans les hautes Alpes suisses. Anna (Michèle Brand), une fille du village qui a eu une fille d’une précédente relation, est tombée amoureuse de Marco (Simon Weiser), un jeune travailleur de ferme venu d’un autre canton. Alors qu’ils viennent de se marier, Marco apprend qu’il a une tumeur au cerveau qui désinhibe ses impulsions. Malgré une opération, sa santé se détériore de plus en plus. Cette histoire tournée avec sobriété et raffinement cinématographique touche son public à cause du personnage dévoué d’Anna. On peut reprocher au film certaines longueurs mais il est à l’image des personnes qui l’habitent : humble et résistant.
De la Suisse, on passe à la Chine rurale avec Return to Dust de Li Ruijun, premier film chinois à la Berlinale depuis So Long, My Son de Wang Xiaoshuai en 2019. C’est le quatrième long-métrage de ce réalisateur de 39 ans, qui nous avait donné des films acclamés comme Walking Past the Future (2017) River Road (2014) et Fly with the Crane (2012). Ses films, souvent ancrés dans le réalisme social et interprétés par des non-professionnels locaux, dont ses propres parents et proches, relatent la vie rurale traditionnelle autour de Gaotai, sa ville natale dans la province reculée du Gansu, en Chine centrale. La famille de Ma, un paysan taciturne peu considéré par les siens, décide de le marier avec Guiying, une jeune femme handicapée et timorée dû aux mauvais traitements qu’elle a subi toute sa vie. Ce mariage écrit dans la misère voit pourtant fleurir Ma et Guiying, qui se découvrent des buts communs dans le travail de la terre et la construction d’une maison à eux. Li Ruijin a passé un an avec ses interprètes dans son village pour les filmer dans leur travail aux champs, tout au cours de l’année. Si Hai Qing dans le rôle de Guiying est une actrice de Beijing, Ma (Wu renlin) son personnage principal est un véritable paysan. Un film splendidement filmé, touchant et tendre au sein d’une vie rude. Un beau, très beau cadeau de cinéma.
ANNE-CHRISTINE LORANGER
15 février 2022
S’il est un (tout petit) avantage à deux années de pandémie, c’est qu’elle a donné lieu à une excellente sélection de films en Compétition. Les autres sections ont eu un lot appréciable de films en français, qui promettent de nombreux régals à venir dans les salles montréalaises.
L’un de ces régals dans la section Berlinale Special est À propos de Joan de Laurent Larivière, un beau petit film bien construit, mettant en vedette Isabelle Huppert, actrice-caméléon par excellence, dans le rôle d’une éditrice de renom qui, lors d’un voyage vers la maison familiale dans le sud de la France, refait le chemin de sa tumultueuse jeunesse. Cela pourrait être bête et lourd, c’est au contraire vif et pétillant, riche en émotions et inusité, comme de plonger dans une piscine de mousseux. Isabelle Huppert, récipiendaire cette année d’un Ours d’or en hommage à sa carrière, n’a pu y assister, ayant été déclaré positive à la COVID une journée avant son départ. Souhaitons-lui et souhaitons-nous un prompt rétablissement. Parce que le cinéma français, surtout indépendant, sans Isabelle Huppert, franchement…
Un autre joli film, charmant et léger sans être superficiel, est A E I O U — Alphabet rapide de l’amour, l’un des films allemands en Compétition. On pense rarement au film romantique en pensant au cinéma allemand. C’est pourquoi cette romance entre une actrice sur le déclin et un jeune homme touche et émeut. Anna (Sophies Rois) a soixante ans, elle a eu une grande carrière, mais elle peine à trouver de l’emploi. C’est pourquoi elle accepte un boulot de coach de langage avec Adrian, un jeune homme qui a des problèmes à s’exprimer et qui doit jouer au théâtre pour passer son année scolaire. Mais Anna reconnaît en Adrian le jeune homme qui lui a volé son sac quelques semaines plus tôt dans la rue. L’actrice autrichienne Sophie Rois, bien connue autant pour son travail en télévision et au cinéma, est troublante et délicieuse dans ce rôle qui semble taillé pour elle. Car autant elle nous irrite en semi-diva frustrée d’être laissée pour compte, autant elle illumine l’écran dans sa relation avec Adrian (Milan Herms), un jeune acteur à surveiller, lumineux et intelligent. Le travail de caméra est habile et délicat, surtout dans une scène exquise où Adrian amène à Anna des perruches qu’il laisse s’envoler dans la pièce. On aurait cependant aimé un peu plus de Udo Kier, qui joue le voisin et le confident d’Anna. Parce qu’Udo Kier, de toute façon, on en a jamais assez!
Du charme on passe au trouble avec Un été comme ça de Denis Côté. Durant l’été à la campagne, trois jeunes femmes accros au sexe débarquent dans une superbe résidence au bord d’un lac, pour y effectuer un travail thérapeutique, guidées par des professionnels dont le but avoué n’est pas de les guérir, mais de transformer leurs rapports à elles-mêmes. C’est l’occasion de révélations, de collaborations et de masturbations. Récits orgiaques et bondage sont au rendez-vous. Si le film est parfois décousu et inégal, parfois surréaliste et parfois choquant, reste qu’il est peut-être l’un des films les plus authentiquement féministes des dernières années. Côté dévoile autant la part d’ombre de ses personnages que leur côté lumineux, espérant que « la part de lumière puisse contenir la part d’ombre ». Le féminin n’est ici ni « propre », ni « victime », ni « harpie ». Il est ce qu’il est, complexe et parfois confus. Tout comme ce film.
ANNE-CHRISTINE LORANGER
14 février 2022
Le soleil commence doucement à chauffer Potsdamer Platz, donnant aux cinéphiles masqués un avant-goût de printemps. Programmation écourtée oblige et les terrasses se réchauffant, déjà on commence à oursiner, c’est-à-dire à décerner les prix. Le couple Vincent Lindon-Juliette Binoche dans Avec amour et acharnement de Claire Denis ne sera pas possible cette année vu qu’on ne donne qu’un prix pour le meilleur jeu d’acteur. Peut-être Meltem Kaptan pour Rabiye vs George W. Bush? Et Claire Denis comme Meilleure réalisation? Comme meilleur film, Return to Dust du Chinois Li Ruijin ou alors Nana, le film indonésien? Peu importe, pourvu qu’on échange, qu’on rit, qu’on se dispute, qu’on pinaille, qu’on vive, quoi! Qu’on vive de, pour et à travers le cinéma.
Parlant de relations et de liens, tout le monde s’accorde pour adorer Les passagers de la nuit de Mikhaël Hers, mettant en vedette Charlotte Gainsbourg et Emmanuelle Béart, à contre-rôle toutes les deux. Alors que Paris hurle sa joie socialiste au soir de l’élection de Mitterrand en 1981, une famille emménage dans un grand appartement situé dans une des nouvelles tours d’habitation du XVIe arrondissement à Paris. Trois ans plus tard, le père a emménagé avec sa maîtresse et Élisabeth (Charlotte Gainsbourg) une mère hyper-sensible et fragile qui n’a jamais travaillé, se retrouve à chercher un travail pour élever ses deux ados, Mathias (Quito Rayon-Richter) et Judith (Ophélia Kolb). Si Judith trouve sa vocation dans l’activisme politique, Mathias, rêveur, aimerait bien écrire. Élisabeth, angoissée, insomniaque, trouve un réconfort dans l’émission de radio Les passagers de la nuit, animé par Wanda (Emmanuelle Béart). Séduite par les témoignages qu’elle y entend, Élisabeth écrit à Wanda et décroche un boulot dans l’émission. C’est là qu’elle rencontre Talulah (Noée Abita), une toute jeune fille de 18 ans qui est venue témoigner de sa vie dans l’émission. Talulah a fui sa famille depuis deux ans et vit dans la rue. Élisabeth offre un refuge à Talulah, dont Mathias tombe amoureux.
Cette œuvre de Mikhaël Hers en est une de sensibilité et de tendresse, centrée sur la recherche du lien, qu’il soit amoureux ou familial. On ne peut s’empêcher d’être nostalgique à la vue de discussions familiales sans que personne ne pianote furieusement sur son téléphone. Béart et Gainsbourg incarnent des pôles féminins totalement contradictoires, mais complémentaire, la première annonçant les « femmes de tête » des années 90 et la seconde timide, vulnérable, quoique décidée à s’en sortir. La reconstitution des années 80, tant visuelle que sonore, en réjouira beaucoup. Un film qui coule dans les veines comme de l’eau d’érable, aussi vive et délicieuse.
Une belle découverte que la jeune réalisatrice allemande Maggie Peren qui, avec Der Passfälscher (Le faussaire), entre tout de go sur la grande scène internationale. Cette histoire de guerre originale (car pleine d’ironie et d’humour) est celle, véridique, de Cioma Schönhaus, un jeune Juif allemand qui, profitant de son physique aryen et de son talent graphique, forgera pas moins de 300 fausses pièces d’identité et sauvera la vie des centaines de personnes. Le jeune Louis Hoffman incarne son personnage avec une verve qui défonce l’écran. Le film est animé d’un souffle et d’une vie qui vous reste longtemps après la fin des crédits. Si le montage nerveux opère parfois des bonds un peu audacieux pour suivre le fil, l’histoire reste crédible malgré l’audace du récit. Nous avons vu le film au Friedrichstadt-Palast, l’une des plus grandes salles de Berlin avec 1500 sièges, pleine à 50% vu la pandémie, mais tout de même! Il y a un grand bonheur à partager un beau moment de cinéma avec 700 personnes. Le cinéma en salle vaut tous les Netflix de l’univers.
ANNE-CHRISTINE LORANGER
2024 © SÉQUENCES - La revue de cinéma - Tous droits réservés.